Municipales en Turquie : quelles perspectives après la défaite de R.T. Erdogan ?


Par Pascal Torre*.

Le scrutin local qui vient de se dérouler en Turquie avait pour but de désigner les conseils municipaux, les maires de districts et de métropoles. Il s’est tenu quelques mois après la présidentielle et les législatives qui ont permis à R.T. Erdogan de se maintenir au pouvoir. Le soir de sa victoire, le reis se fixait comme objectif la reconquête des grandes métropoles perdues en 2019.  Pour cela, il y a mis tout son poids convoquant ses ministres et les confréries religieuses… mais cela n’a pas suffi.

L’ampleur de la crise économique, le scandale du tremblement de terre et la corruption locale, la xénophobie rampante, ont lourdement pesé sur l’issue de cette consultation en dépit du contrôle des ressources de l’État par l’AKP, le clientélisme et les intimidations.

Si la participation demeure à un niveau élevé, près de 70%, elle accuse une baisse sensible témoignant des doutes sur la possibilité d’une alternative et sur l’équité des processus électoraux.

La déroute de l’AKP

Même si l’érosion de l’électorat de l’AKP est ancienne, ce scrutin constitue une défaite cuisante pour ce parti islamo-conservateur qui devient la deuxième force politique du pays avec 35,5% des exprimés. Le prétendu réformisme modernisateur teinté de morale islamiste ne fait plus recette dans une société qui se sécularise profondément. Les crises protéiformes, l’usure du pouvoir et le rejet de l’autoritarisme se sont conjugués pour aboutir à ce lourd revers. Une frange significative de l’électorat de l’AKP s’est abstenue pour manifester son mécontentement.

De plus, on a assisté à un transfert de voix vers les formations alliées lors de la présidentielle. Le MHP (extrême droite), avec 5%, est en net recul. Seul le Refah (YRP), nouveau venu sur la scène conservatrice et islamiste progresse et gagne des villes anatoliennes. Proche idéologiquement de l’AKP, il a mené sa campagne autour du thème de la pauvreté et a dénoncé, non sans succès, l’affairisme et la collusion du pouvoir avec Israël dont il prône la rupture des relations diplomatiques.

La victoire des oppositions

Le CHP, une formation kémaliste, souverainiste, nationaliste, laïque et centralisatrice, vaguement mâtinée de social-démocratie, sort grand vainqueur de ce scrutin. Avec 37,7% des voix, il devient la première force politique du pays. Stable en termes de voix, il conserve aisément Istanbul, Ankara et Izmir tout en accroissant notablement son influence dans les bastions de l’AKP en Anatolie et en mer Noire. Dans les grands centres urbains, ces victoires doivent beaucoup à l’électorat kurde.

Dans l’opposition, l’autre gagnant est le DEM Parti. Successeur du HDP, en cours d’interdiction, il rassemble l’immense majorité des Kurdes mais aussi les forces démocratiques, féministes, progressistes et écologistes. Lors de la présidentielle, il a fait le choix de soutenir le CHP sans en être payé de retour. Son électorat a par ailleurs été excessivement heurté par les errements idéologiques stupéfiants du CHP entre les deux tours.

Le DEM parti remporte un véritable succès dans les zones kurdes, supérieur à celui de 2019 et ce malgré la répression, les révocations de maires remplacés par des administrateurs, l’incarcération de ses militant·es et de ses élu·es. Cela témoigne d’une implantation fortement enracinée. Il obtient de très larges majorités dans 78 municipalités et 10 provinces. Les fraudes considérables de l’État turc, avec l’inscription illégale de 46 000 militaires dans les villes kurdes, a eu pour conséquence de permettre à l’AKP de lui ravir 12 municipalités.

Dans le reste du pays, le DEM parti a fait le choix de présenter un minimum de candidats afin de rendre irréversible la défaite de R.T. Erdogan. Retrouver son influence nationale est désormais un nouveau défi.

Quelles perspectives ?

Dans l’immédiat, cette élection ne va pas changer les équilibres en place mais tous mesurent les évolutions du paysage politique.

Certes, R.T. Erdogan a perdu de sa superbe mais il conserve la main sur l’État et a su se ressaisir dans d’autres occasions. Il bénéficiera également du fait qu’il n’y aura pas de consultations avant 2028. Le soir de sa défaite, R.T. Erdogan a parlé d’une exigence de « tournant » pour l’AKP d’autant que conformément à la Constitution, il ne devrait pas pouvoir se représenter. Ayant fait le vide autour de lui, aucun dauphin n’est désigné si bien qu’un projet de modification de la constitution est évoqué qui pourrait être soumis à référendum.

Ce virage peut consister aussi à accroître la polarisation avec l’opposition laïque. Mais à n’en pas douter, cette bifurcation va se traduire par une intensification de la répression contre les Kurdes afin de flatter un nationalisme qui a le vent en poupe. La tentative d’annulation de l’élection d’Abdullah Zeydan, large vainqueur dans la province de Van sous les couleurs du DEM Parti, ressemble à s’y méprendre à un putsch politique de mauvais augure. Le recul du pouvoir est loin de rassurer les forces démocratiques.

De plus, les bombardements actuels sur le Rojava (Syrie) et dans le nord de l’Irak pourraient constituer une anticipation d’intervention au sol mais l’objectif d’éliminer militairement le PKK est totalement illusoire.

Enfin, de nouveaux horizons semblent s’ouvrir pour le CHP. Le très religieux et homme d’affaire, Ekrem Imamoglu, maire d’Istanbul, est devenu une figure solide pour la présidentielle de 2028. Cependant le CHP, miné par des divisions profondes ne pourra pas mener seul l’alternance. L’intégration de la question kurde est bien, encore et toujours, le sujet central pour envisager une démocratisation de la Turquie.

* Pascal Torre est coprésident de France-Kurdistan et de la Coordination nationale Solidarité Kurdistan (CNSK)


Image d’illustration : « Mosquée d’Istanbul vue du Bosphore en Turquie », photographie prise le 22 octobre 2006 par Anouchka Unel Lotusalp (CC BY-SA 3.0)


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