Par Cornelia Hildebrandt, co-présidente de Transform! Europe.
À l’approche des élections européennes, Nos Révolutions propose de mettre régulièrement en lumière la situation des différents pays de l’UE. Deuxième épisode aujourd’hui, avec l’Allemagne !
Comment résumer en deux pages la crise existentielle de la gauche allemande ? Cela reste un défi !
Die Linke a été créé en 2007, à la suite des manifestations de masse contre les nouvelles lois néolibérales sur le travail et les affaires sociales (les lois Hartz IV). Il est issu de la Wahlalternative (WASG), qui existait principalement à l’ouest du pays, et du Parti du socialisme démocratique (PDS), principalement ancré à l’est.
Le WASG tirait sa force des syndicats, et regroupait également une partie des mouvements et initiatives extraparlementaires ouest-allemands. Le PDS, issu de l’ancien parti socialiste unifié d’Allemagne (SED), était socialement et communautairement ancré à l’Est. Il y était perçu comme un parti « bienveillant », un parti de solidarité concrète dans la vie de tous les jours. Il était le parti au pouvoir au niveau du Land à Berlin et à Brandebourg, et assume aujourd’hui la fonction de ministre-président en Thuringe.
Ces deux partis ont formé la base du nouveau parti Die Linke, sous la direction de Lothar Bisky et Gregor Gysi – deux vétérans du PDS – et de l’ancien président du SPD Oskar Lafontaine. La direction élue du parti avait pour tâche de réunir deux partis complètement différents, avec des origines, des histoires, des cultures politiques, une base sociale et des orientations programmatiques différentes.
Le nouveau parti comprend alors des marxistes, des socialistes, des sociaux-démocrates, des anticapitalistes, des réformateurs et des révolutionnaires. D’une part, il y avait l’expérience de l’échec du socialisme d’État et de la formation politique du parti d’État marxiste-léniniste et, d’autre part, l’échec des sociaux-démocrates de gauche face à la réorientation néolibérale de la social-démocratie, vers ce qu’on appelle la troisième voie de Tony Blair à la fin des années 1990.
La description des différences entre les partis d’origine révèle également le défi que représentait le processus d’unification. L’incapacité partielle à s’entendre sur le programme et la stratégie de ce processus de fusion a conduit à d’âpres disputes sur l’orientation du parti. Il fut question de l’image que le parti avait de lui-même, de son rôle dans le système politique et de l’objectif programmatique du progrès social.
La question centrale était de savoir si le socialisme faisait toujours partie du programme du Parti de Gauche ou si cette référence était devenue obsolète avec l’effondrement du socialisme d’État. Le programme du parti de 2011 présentait le socialisme comme un objectif, une voie et une valeur, c’est-à-dire qu’il conservait l’approche d’un système alternatif, sans l’aborder concrètement dans de nouvelles conditions.
Par conséquent, la question de savoir comment une telle alternative devrait être poursuivie est également devenue un sujet de débat. Quels projets concrets doivent être développés et quelles alliances sociales et politiques doivent être recherchées ? Une gouvernance de gauche est-elle possible dans le cadre du capitalisme, ou aboutit-elle nécessairement au réformisme ?
Un âpre débat a abouti à un accord conditionnel sur la participation gouvernementale dans le programme du parti. Autrement dit, la participation au gouvernement était liée à des possibilités réelles d’amélioration des conditions de vie, et à une politique étrangère pacifique au niveau fédéral. Cependant, le parti de gauche n’est pas jusqu’ici passé près de participer au gouvernement au niveau national.
La question se présentait complètement différemment en Allemagne de l’Est et à l’Ouest du pays. À l’Est, le parti était encore un parti établi dans la société et dans les parlements au moment de la fusion. Le parti constituait une opposition forte, voire un parti de gouvernement au niveau des Länder. Aujourd’hui encore, il est représenté dans tous les parlements des Länder d’Allemagne de l’Est, il est le parti au pouvoir dans deux Länder et il fournit le premier ministre en Thuringe.
Il n’en était pas question à l’Ouest. Le parti n’a pas réussi à construire des structures durables à l’Ouest. Aujourd’hui, il n’est ni ancré socialement ni représenté au niveau parlementaire, à l’exception des deux villes-États de Hambourg et de Brême. Il ne suffit pas qu’il ait un impact à l’échelle nationale, surtout à l’Ouest.
À l’Est, le renouvellement des générations n’a pas été couronné de succès au fil des ans. Le nombre de membres de Die Linke a diminué dans les régions orientales de l’Allemagne. Cela a également affecté l’ancrage local du parti, de sorte que le parti ne peut plus se présenter sous son nom au niveau local, en particulier dans les régions rurales. Tout cela a eu un impact sur les racines sociales et politiques du parti, qui se sont considérablement affaiblies à l’Est au cours des dix dernières années. Cet espace vacant est désormais occupé par le parti d’extrême droite, Alternative für Deutschland (AfD). C’est grâce à la faiblesse de la gauche et, bien sûr, des autres partis que l’AfD peut opérer sans effort et sans contrôle au niveau local.
Toutefois, les questions relatives au développement du parti ont rarement été au centre des préoccupations, malgré sa faiblesse et ses déficits considérables. Les mobilisations pour les campagnes électorales et le potentiel exploité dans ces batailles n’ont pas été utilisés pour les réformes nécessaires à la construction d’un parti à la base élargie. La limitation du corps militants aux grandes villes a entraîné un rétrécissement de l’électorat. Cette situation n’a pas été rectifiée par des campagnes de porte-à-porte ou de grandes campagnes nationales, celles-ci n’ayant été menées que dans les grandes villes.
Depuis l’extérieur, le parti a été perçu comme divisé pendant des années. Il n’y avait pas de centre stratégique capable de rassembler les différentes forces vives du parti : les partis au pouvoir au niveau des Länder, qui ont du poids étant donné la nature fédérale de la République fédérale d’Allemagne – en particulier le ministre-président de Thuringe – le groupe parlementaire au Bundestag, et l’exécutif du parti.
Ni l’ancien exécutif du parti, élu en 2011, ni le suivant, ni l’actuel exécutif du parti n’ont eu l’autorité nécessaire. Le groupe parlementaire avait contenu ses conflits au moyen d’un « fer à cheval ». En d’autres termes, il y avait une « trêve » et une action coordonnée entre les réformateurs pragmatiques et les représentants de l’autoproclamée « aile gauche radicale ». L’exécutif du parti a agi en toute indépendance, et a dû tenter à plusieurs reprises de maintenir le parti uni sur fond de luttes féroces. En conséquence, il n’a guère eu l’occasion de développer le parti sur le plan stratégique, bien qu’il y ait eu des documents stratégiques, par exemple sur l’orientation du parti pour unir les classes. Cependant, cela n’a pas fait partie de la position commune du parti.
La faiblesse de la direction du parti est devenue encore plus évidente avec son renouvellement, qui a eu lieu pendant la pandémie, lorsque le bureau exécutif a décidé de procéder à des réélections dans un court laps de temps. Entre-temps, les problèmes non résolus se sont multipliés : manque d’ancrage social du parti et déclin à l’Est, manque d’ancrage parlementaire, querelles intestines sur l’orientation du parti, absence d’un centre stratégique pour rassembler les luttes divergentes, débats stratégiques et programmatiques sans cesse repoussés.
Puis est venue la guerre en Ukraine, et avec elle le débat sur les causes de cette guerre, le rôle de l’OTAN, le droit de défendre l’Ukraine et la question des sanctions et des livraisons d’armes. Sur le papier et dans les résolutions, le parti est clair sur ce point : condamnation de la Russie, sanctions contre les oligarques, pas de livraisons d’armes.
La position de la gauche allemande a toujours été de ne pas livrer d’armes aux zones de guerre ou de crise. Bien que la résolution du congrès du parti en juin 2022 corresponde au programme du parti de 2011, c’est sur ce point qu’ont eu lieu les débats les plus durs sur la guerre en Ukraine. L’accent mis sur le rôle de l’OTAN, et plus encore sur l’expansion de l’OTAN vers l’Est, a été rejeté. La question des livraisons d’armes à l’Ukraine a également été rejetée. En public, cependant, certains représentants du Parti de gauche ont déclaré qu’ils ne voyaient pas d’alternative à la livraison d’armes à l’Ukraine.
Pendant ce temps, Sahra Wagenknecht a organisé la seule grande manifestation contre la guerre en Ukraine à ce jour, en février 2023, avec des représentants des classes moyennes libérales. Cette manifestation n’a été soutenue que par une partie de Die Linke, parce qu’elle ne semblait pas se différencier suffisamment de l’AfD, parti d’extrême-droite.
L’absence de soutien à cette manifestation est alors devenue le point de déclenchement de la scission et le point de départ d’un parti indépendant : l’Alliance Sahra Wagenknecht. Ce parti, ouvert dans plusieurs directions en termes de contenu, n’est pas de gauche au vu de sa position sur la question migratoire. Il ouvre la porte à la droite lorsqu’il s’agit de mettre un terme à l’immigration illégale et de retirer les prestations sociales aux réfugiés s’ils ne peuvent pas rester. Wagenknecht défend un conservatisme de valeurs qui inclut également la question écologique – pas un tournant écologique, mais plutôt un attachement aux combustibles fossiles, y compris le gaz en provenance de Russie.
Alors Die Linke devrait décoller maintenant que son adversaire, qui a joué un rôle clé dans la désintégration du parti au cours des deux dernières années, est parti. Mais Die Linke ne décolle pas. Jusqu’à présent, les membres sont à peine intégrés dans les débats stratégiques. La direction n’a pas indiqué comment elle entendait élaborer un nouveau programme pour le parti. Il est en mode « campagne électorale », comme ces dix dernières années : il se concentre sur des ressources en baisse, sans avoir de véritables idées. Le parti dispose de personnes compétentes dans les États fédérés et au niveau fédéral. Mais sans réorganisation du parti – y compris de son siège – ce sera difficile.
Image d’illustration : Photo par Pixabay (CC0 1.0)
Traduit de l’anglais par Antoine Guerreiro.