Tobia Savoca : « Comment le complotisme protège le pouvoir »


Une interview de Tobia Savoca, professeur d’histoire et essayiste italien.

Tobia présentera son dernier ouvrage sur le complotisme lundi 26 février à 19h à la librairie italienne Tour de Babel, située 10 rue du Roi-de-Sicile dans le 4ème arrondissement de Paris.

L’ouvrage en question s’intitule « Narrazioni diversivi. Come il complottismo protegge il potere » (« Narrations de diversion. Comment le complotisme protège le pouvoir »), il est paru chez Diogene Multimedia en 2023. Cette rencontre se déroulera en français, l’auteur étant parfaitement bilingue, diplômé au niveau universitaire en Italie (masters de Lettres et de Droit) et titulaire en France d’un master Métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (MEEF). L’auteur a bien voulu accorder un entretien à Nos Révolutions. Propos recueillis par Philippe Pellegrini.

L’ENTRETIEN

Nos Révolutions (NRs) : Bonjour, peux-tu te présenter brièvement ?

Tobia Savoca (TS) : Je suis d’origine italienne, j’ai grandi à Palerme où j’ai acquis des masters en Lettres et en Droit. Déçu par les perspectives d’une carrière d’avocat, j’ai déménagé en France pour devenir professeur d’histoire, matière qui m’a toujours passionnée. Depuis quelques années, j’écris des articles à propos de la politique, de la société, de l’histoire et de l’éducation.

NRs : Quel est le processus qui t’a amené à rédiger cet ouvrage ? Un événement particulier ? Un cheminement plus complexe avec des causes multiples ? La situation politique en Italie ou en France ?

TS : La pandémie a mobilisé des théories pour expliquer les événements. Ce phénomène m’a fasciné car d’un point de vue médiatique on pointait du doigt ceux qu’on appelle “complotistes” sans une attention sur les racines de la diffusion de théories alternatives. En 2021, j’avais écrit un article dans une revue italienne dont le titre était “Le complotisme cache les conflits”. Un philosophe italien Augusto Cavadi m’a proposé d’en faire un essai. 

NRs : Le mot complotisme est aujourd’hui utilisé de manière très vague et renvoie à des imaginaires différents. Quelle définition pourrais-tu lui donner ?

TS : Le complotisme est le phénomène de diffusion de théories du complot. Les théories du complot (ou conspirationnistes) sont des hypothèses de reconstruction d’événements dont les causes seraient à rechercher dans un complot, c’est-à-dire dans un accord secret aux dépens de quelqu’un.

Maintenant, le fait que certaines personnes ou certains groupes puissent, en raison de leur pouvoir politique, économique ou social, influencer les événements, semble être une évidence. Pourtant, cette évidence semble avoir disparu, étant donné la facilité avec laquelle toute hypothèse de complot est aujourd’hui ridiculisée. De nos jours, que ce soit lors des dîners en famille ou des discours à la télévision, il suffit de qualifier quelqu’un de « complotiste » pour le discréditer. Comme par un coup de magie rhétorique, les pensées critiques et les questions pertinentes disparaissent. Nous nous retrouvons donc facilement écrasés, soit par les partisans de la « vérité officielle », soit par ceux des « complotistes ».

NRs : Si le complotisme n’a pas pour origine principale l’aboutissement de démarches individuelles, comme tu le soulignes, où trouve-t-il sa source principale ? Quelle fonction sociale joue-t-il et au profit de qui ?

TS : Les causes sont multiples. Tout le monde est susceptible d’élaborer des théories complotistes car on est tous soumis à des biais cognitifs. Je démarre mon analyse du complotisme de l’échec du débat actuel, trop ancré à une définition libérale de la théorie du complot, et à l’idée que la solution soit individuelle à travers les outils de la rééducation cognitive. Ce livre cherche les causes du complotisme pas tant dans les cerveaux des êtres humains, comme si la responsabilité de cette démarche était une question individuelle, mais dans les caractéristiques du pouvoir de la gouvernance, de la société néolibérale et dans les peurs que la technologie et la globalisation nous imposent. 

Ceux qu’on définit comme complotistes créent des récits pour simplifier des explications aux phénomènes invisibles qui bouleversent nos vies : délocalisations, migrations, crises économiques, crises sanitaires, crises écologiques. De plus, les théories conspirationnistes fournissent des modèles explicatifs du monde qui naissent et contribuent dans des sociétés très polarisées. Les réseaux sociaux et internet participent à ce processus de formation et de diffusion d’information randomisé et individualisé.

Enfin, nous ne nous sentons dépossédés de pouvoir politique réel, d’un contrôle collectif. Le ressentiment politique dont l’abstention électorale n’est qu’un des symptômes a poussé les personnes à ne plus croire aux sources de “vérité officielle”: les médias, les gouvernements, la science, l’histoire sont tous décrédibilisés car corrompus par le pouvoir économique. Nous n’avons pas trouvé en tant que société démocratique un moyen de protéger nos démocraties, nos pouvoirs politiques, scientifiques, culturels par le capitalisme. Ainsi, tout discours politique peut être détourné par la question : quel lobby est derrière cette action ? Ces soupçons sont détournés exprès même contre Greta Thunberg…

NRs : Le complotisme apparaît, dans ton ouvrage, comme un obstacle aux différents mouvements d’opposition à l’hégémonie idéologique néolibérale. Par quels mécanismes y arrive-t-il ?

TS : Il y parvient de plusieurs manières. Le complotisme-dispositif médiatique est le portrait d’un mouvement d’hégémonisation idéologique néolibérale qui discrédite toute critique en la qualifiant de « complotiste ». Si le mantra néolibéral est que « There is no alternative » (Thatcher) car « l’histoire est finie » (Fukuyama), les récits conspirationnistes sont des tentatives maladroites et exaspérées de manifester un besoin de création d’histoires alternatives.

De l’autre, le complotisme-phénomène déplace des conflits économiques et sociaux réels sur le plan fantastique. Il s’agit d’une diversion, non consciente, des conflits. C’est la raison du titre “Récits de diversion”. 

Les conséquences de la démarche complotiste peuvent être différentes mais leurs trajectoires se terminent en réaction et conservation. Si tout est manipulé, nous croyons n’avoir aucun impact dans la société et rien ne peut changer. La célèbre phrase du roman Le Guépard de Tomasi di Lampedusa “Il faut que tout change pour que rien ne change” est la base du discours complotiste. Rien ne change car le vrai pouvoir n’est pas celui qu’on voit. Le complotisme peut s’accompagner, surtout au début, d’une abstention passive ou du ressentiment politique qui a vu l’émergence de forces hétérogènes telles que les Gilets Jaunes en France ou le Mouvement Cinq Étoiles en Italie. Les deux étaient critiqués aussi car on leur a reproché la diffusion de certaines théories du complot. 

Puis, ou sinon, le complotisme peut transformer les conflits sociaux en trouvant un bouc émissaire sur base raciale ou religieuse. Il s’agit de la stratégie préférée des droites mondiales : Proposer des récits de peur et de menace pour capturer le consensus (Grand Remplacement, Théorie du genre, Great Reset). Les droites offrent ainsi aux sentiments de ressentiment et à l’impuissance politique des citoyens des récits de diversion permettant de surmonter les crises du capitalisme sans remettre en question ce dernier.

NRs : Comment contrer ce phénomène qui a une tendance nette à se généraliser comme on peut le constater dans notre environnement familial ou professionnel ?

TS : Certaines études démontrent que si les personnes participent aux décisions collectives, elles ont moins tendance à croire aux théories du complot. La démocratisation de la politique est un premier pas pour combler ce manque de contrôle politique.

Ensuite, comme l’a écrit l’historien Richard Hofstadter, le conspirationnisme part d’un “noyau de vérité”, un problème vrai mais fait ensuite un saut « du manifeste à l’incroyable » : c’est ce saut qu’il faut démasquer pour que le « manifeste » de ces conflits ne dévie pas vers d’autres questions « incroyables ». Ce livre sert à décrypter les théories du complot en faisant le chemin inverse et à montrer quels conflits sociaux irrésolus se cachent derrière chaque théorie du complot.

NRs : Quelles sont les forces politiques qui tirent intérêt, en France et en Italie notamment, de l’existence et de la diffusion du complotisme. As-tu des exemples concrets d’utilisation du complotisme par certaines de ces forces pour servir leur agenda politique ?

TS : Toutes les forces politiques se servent de récits conspirationnistes, gauche et néolibéraux compris, au gouvernement ou dans l’opposition. Un exemple : lorsque les résultats électoraux de Trump ou du Brexit sont tombés, nous n’avons pas vu les libéraux mettre en discussion les décennies de politique néolibérale mais la cause du succès des droites était, d’après eux, forcément l’aboutissement d’une manœuvre étrangère. Pourtant ces récits n’ont pas été si efficaces.

Les partis qui sont en train de profiter le plus des récits conspirationnistes sont la “nouvelle droite” française, l’alt-right américaine, les droites italiennes etc. Pendant que le capitalisme néolibéral, la technocratie et la mondialisation menacent et aliènent les être humains, les théories conspirationnistes sont des outils de propagande formidables pour gagner la guerre pour l’hégémonie culturelle que Gramsci avait préconisée. Selon les souhaits d’Alain De Benoist et Steve Bannon, les droites jouent le rôle qui appartenait à la gauche, celle des nouveaux défenseurs des classes ouvrières menacées (blanches, hétéros, etc.). Ainsi, comme la gauche jadis, la droite s’internationalise et puise dans les mêmes mythes conspirationnistes.

NRs : Ton ouvrage n’est édité pour l’instant qu’en italien. Peut-on espérer une édition en français à court terme ?

TS : J’ai presque terminé sa traduction. En France, il y a une attention intellectuelle motivante. Il reste la question des maisons d’éditions…


Image d’illustration : Illustration du livre de l’auteur


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