Des révolutions féministes inachevées


Le parti pris de Nos Révolutions, discuté le 2 décembre 2023.

Le 25 novembre dernier, des milliers de femmes ont manifesté en France à l’occasion de la Journée internationale de lutte contre les violences faites aux femmes. Depuis presque 10 ans, elles sont très nombreuses à être entrées dans la bataille pour exprimer leur colère et dénoncer les injustices dont elles souffraient en silence, notamment à partir du mouvement #MeToo.
Dans le sillage des dernières vagues féministes, ces femmes mettent au centre de leurs batailles un programme juridique (gagner l’égalité des droits), un programme anthropologique (fabriquer une humanité sans hiérarchie de genre) et un programme économique (la lutte pour la rétribution et la reconnaissance du travail des femmes). Avec “#MeToo”, le mouvement féministe a connu un vaste renforcement et un déploiement de ses principes, de ses mots d’ordre, notamment pour la maîtrise et l’intégrité du corps des femmes, ainsi que pour lever le silence sur les violences sexistes et sexuelles. 

Nous avons ainsi assisté à la montée en puissance du mouvement féministe dans la mesure où : 
1- Sa dimension internationale s’est étendue et confirmée.
2- Il a démontré sa capacité à se conjuguer avec des dynamiques de protestation populaire plus large dans plusieurs pays du monde.
3- La dernière vague féministe a réussi une combinaison inédite, à savoir la conjonction entre massivité et radicalité du mouvement.

Bien que le mouvement n’ait pas encore abouti sur une victoire définitive, la période actuelle n’en constitue pas moins un progrès incontestable pour les droits des femmes. Jusqu’en 1975, les femmes pouvaient aller en prison pour avoir avorté ou rendu possible un avortement. Jusqu’en 1980, les plaintes pour viol étaient presque inexistantes et ces crimes n’étaient même pas reconnus comme tels. Jusqu’en 1997, les assemblées représentatives étaient masculines à plus de 95% en France.
Il y a quelques années, nous n’avions même pas de termes précis pour dénoncer les meurtres commis par les hommes sur les femmes : désormais, le mot  » féminicide” est imposé dans le débat public. Il n’y a pas si longtemps, l’histoire du mouvement des femmes était laissée à l’oubli, dans les faits comme dans les productions scientifiques et universitaires… Ainsi, des étapes essentielles de l’agenda féministe ont été franchies. D’une victoire à l’autre, l’ancien monde n’a cessé de s’effriter. 

Comme tous les derniers mouvements sociaux, celui-ci s’inscrit dans un contexte international particulier : celui du tournant autoritaire des démocraties occidentales après la crise économique de 2008. Cette situation de crise générale a contribué à ancrer le mouvement féministe français dans la gauche sociale, à travers un engagement politique global et résolument opposé aux gouvernements successifs.
D’une part, ses principales dirigeantes sont entrées en bataille contre des dirigeants libéraux de premier plan (Strauss-Kahn, Baupin, Darmanin…), ce qui a créé, à partir de la dénonciation d’agissements individuels, la conscience commune de vivre dans un système politique et économique qui permet l’impunité au pouvoir. D’autre part, elles ont été parties prenantes de tous les mouvements sociaux (réforme des retraites, 49.3, loi séparatisme, loi sécurité globale, luttes contre les violences policières…) en pointant à la fois les conséquences de ces attaques politiques pour les femmes et en posant la solidarité du mouvement social comme une nécessité.

En s’imposant dans tous les espaces, en étendant son intervention sur des enjeux qui n’étaient pas perçus comme féministes (retraite, contenu des programmes scolaires, organisation du pouvoir, violences…), le féminisme a contribué à étendre  la politique à chacun des domaines de la vie. Dès lors, il poursuit le même objectif que la gauche radicale : une transformation globale des manières de décider, de produire, de faire société.

Dans cette nouvelle vague féministe, il faut noter que de nouvelles questions stratégiques se sont posées, en particulier dans l’articulation avec d’autres mouvements revendicatifs : intersectionnalité des luttes, pertinence ou non du salaire ménager, existence ou non d’une classe des femmes… Si ces questions sont importantes, en particulier pour des marxistes, ce parti-pris ne les tranchera pas ici. Nous nous proposons plutôt de les explorer dans des textes à venir, afin de leur accorder l’importance qu’elles méritent.

Obstacles, divisions et dévoiements

La nouvelle vague féministe a connu son apogée avec la fréquentation spectaculaire de la manifestation du 8 mars 2020. Cependant, ce nouveau contexte n’est pas sans obstacles et ce niveau de mobilisation n’a plus été atteint depuis. En effet, si le mouvement féministe reste encore aujourd’hui massif et constant dans ses mots d’ordres, même ses organisations ont été fortement fragilisées par la période du Covid. Plus généralement, ce contexte et notamment les confinements successifs ont désorganisé tous les rapports sociaux et ont renforcé l’isolement, la résignation et le repli sur la cellule familiale. 

Par ailleurs, les adversaires du féminisme sont en ordre de bataille et des moyens importants sont mis pour défendre le capitalisme patriarcal. Ceux qui se voient perdants dans la progression des luttes féministes (les masculinistes et les réactionnaires) se mobilisent et travaillent depuis des années pour nous faire reculer. Mais la nouveauté réside surtout dans l’émergence de nouveaux courants qui, ayant observé la popularité des revendications féministes et le lien organique entre gauche sociale et mouvement féministe, utilisent désormais les arguments de l’égalité femmes-hommes, menaçant de fracturer les intérêts communs des classes populaires et/ou de dévoyer le mouvement féministe. 

Dans la dernière période, la bourgeoisie a été contrainte d’intégrer dans son discours les nouveaux mots d’ordre féministes majoritaires dans la société, tout en résistant contre leur mise en œuvre, à l’image des slogans creux d’Emmanuel Macron en 2017 contre les violences sexuelles. Ces mêmes mots d’ordre peuvent être instrumentalisés pour appuyer des théories réactionnaires, à l’image d’un Zemmour prétendant que lutter contre l’immigration a pour objectif de protéger les femmes. Ils peuvent aussi mener à la défense des offensives du gouvernement. 

A titre d’exemple, le 11 novembre dernier, une tribune publiée dans le journal Libération exigeait la reconnaissance d’un féminicide de masse en Israël le 7 octobre. Parmi les signataires, on note la présence d’Anne Hidalgo, Olivia Cattan, Anne-Gabrielle Heilbronner, c’est-à-dire des soutiens historiques du gouvernement israélien. Si les exactions qui ont été commises par le Hamas sur les femmes israéliennes sont ignobles et doivent être fermement combattues, l’objectif affiché comme féministe de cette tribune pose question. En effet, les signataires utilisent le prétexte du féminisme pour appuyer un soutien au gouvernement israélien, au moment même où ce dernier massacre des milliers de personnes à Gaza, bombarde et tue des dizaines de milliers de Palestinien·nes, et déplace par la force des centaines de milliers d’autres. Cette indignation à géométrie variable instrumentalise donc les femmes victimes de violences au service d’un autre objectif.

Autre exemple : suite au meurtre de Nahel par un policier, certains éléments du mouvement féministe ont exprimé leur gêne face aux images des révoltes urbaines en des termes surprenants. Pour elles, la cause des révoltes urbaines serait la masculinité et la violence des hommes issus de quartiers populaires. Fut alors avancée l’idée selon laquelle il faudrait prendre la mesure de la dimension viriliste des émeutes, en raison du fait que sont des hommes qui tuent des hommes. Ce n’est donc pas le meurtre d’un jeune adolescent par la police, le racisme, les violences policières, l’abandon des quartiers populaires qui seraient à l’origine des révoltes urbaines, mais la masculinité des jeunes issus des milieux populaires. Plus largement, les femmes ont aussi joué un rôle essentiel, d’appui logistique mais aussi de pacification et de dialogue, au moment des révoltes urbaines. Cette mobilisation a été complètement occultée dans le mouvement social et invisibilisée par les canaux médiatiques.  

De telles séquences, si elles ne sont pas inédites, menacent le mouvement féministe d’une crise. Dans un contexte politique de crise généralisée, où les enjeux révolutionnaires sont mis à l’ordre du jour, il ne peut être question d’enfermer le féminisme dans le féminin. Sa force est de transformer tous les aspects de la vie, y compris de celle des hommes ; et de lutter contre toutes les injustices, faites aux femmes ou faites à quiconque.

Les défis du mouvement féministe international

1- Le féminisme ne peut être le véhicule de la perpétuation de l’ordre économique national et mondial

Le mouvement féministe occidental, aujourd’hui essentiellement structuré autour de la nécessaire lutte contre les violences sexuelles, ne peut passer à côté de la restructuration de l’économie mondiale, responsable non seulement de la propagation globale de la pauvreté et des guerres à travers le monde, mais aussi de l’émergence d’un nouvel équilibre mondial (ou d’un nouveau déséquilibre) qui accentue les divisions entre femmes partout sur la planète. Cette nouvelle ère semble avoir rapproché de nombreux travailleurs et travailleuses ordinaires de la condition archaïque des domestiques. Ce sont ces femmes et ces hommes qui nous nourrissent, nettoient nos rues et nos bureaux, nous livrent notre nourriture, gardent nos enfants, s’occupent de nos parents, produisent nos vêtements… Dans le système capitaliste, ce travail dit “reproductif” – travail qui permet la reproduction des êtres humains et de leur force de travail (maison, nourriture, repos, nettoyage, soins…) — est historiquement assigné aux  femmes et constitue la base matérielle de leur domination. 

Aujourd’hui, de nombreuses femmes accédant au marché du travail se retrouvent en partie libérées de ce travail et s’émancipent du travail domestique. Pourtant, il doit continuer à être effectué pour que la société puisse fonctionner. Deux solutions sont avancées par les forces réactionnaires : d’un côté, les uns continuent d’exiger que les femmes effectuent gratuitement dans le cadre du foyer. De l’autre, des femmes et des hommes sont assignés à ce travail sous les formes de l’emploi salarié (ou uberisé) dans des conditions largement dégradées. Les secteurs concernés font en particulier une grande consommation de main-d’œuvre immigrée. Dans les deux cas, ils prennent appui sur des discours sexistes et racistes pour justifier l’assignation de femme et/ou de personnes immigrées au travail reproductif. 

Or, si notre camp politique entend véritablement libérer les femmes, il doit trouver les chemins pour mettre fin à une division internationale du travail qui impose aux femmes et aux hommes des pays du Sud de réaliser une partie croissante du travail reproductif nécessaire au pays du Nord. Pour cela, nous avançons l’idée que le travail reproductif doit acquérir un nouveau statut dans la société. Cela suppose d’en finir avec la domesticité et transformer la manière dont nous produisons et organisons notre travail afin de créer les institutions nécessaires, notamment, pour s’occuper dignement des enfants et des personnes âgées. Ce travail doit être réparti à égalité entre les hommes et les femmes. 

2-  Le féminisme s’inscrit dans la lutte des classes et non dans leur prétendue réconciliation.

L’État n’est pas un allié du mouvement féministe, malgré les proclamations de ceux qui le dirigent. Loin d’être neutre, il est le reflet des rapports de forces entre les différentes classes sociales du pays, entre ceux qui détiennent le pouvoir économique et politique et ceux qui ne l’ont pas.  C’est notamment ce qui explique que même en gagnant la guerre culturelle sur les violences, il n’y a pas de diminution des féminicides, des viols, des agressions sexuelles… Autrement dit, sans gagner le pouvoir politique, les batailles culturelles restent vaines. Ainsi, au-delà de la lutte contre les violences masculines, la lutte féministe est un point d’appui solide contre toutes les violences produites par le système d’exploitation capitaliste. Elle se place sur le terrain de la lutte des classes et non de leur fausse réconciliation.

Face à l’instrumentalisation diverse des droits des femmes par l’extrême-droite, la droite et parfois d’une partie de la gauche, il est impératif d’affirmer un positionnement clairement solidaire des luttes contre le gouvernement, contre le colonialisme, l’impérialisme, le racisme. En fait, il s’agit de retirer aux forces réactionnaires la possibilité de se revendiquer du féminisme. Comme tous les révolutionnaires, les féministes n’ont pas de patrie et luttent contre les patrons ; d’ailleurs, elles savent mieux que quiconque que “patrie”, “patron” et “patriarche” procèdent de la même société de classes.

3- Forger le féminisme sur des bases résolument internationalistes et anti-impérialistes 

Les femmes sont de toutes les luttes au plan international. Il y a quelques semaines, au Bangladesh, des milliers de travailleuses de l’industrie textile ont arrêté leurs activités et se sont rassemblées dans les rues pour protester contre leurs conditions de travail et demander des augmentations de salaire. Des syndicats des ouvrier·ères du textile se sont aussi développés dans toute l’Asie, par exemple, en Inde, le GLU (Garment Labour Union, Union des Travailleurs et Travailleuses du Textile), au comité exécutif strictement féminin.

Face aux projets extractivistes miniers, pétroliers, gaziers ou agro-industriels qui se multiplient sur l’ensemble des continents, de nombreuses femmes s’organisent pour y mettre un terme. Pourquoi ? Car une fois que les industries extractives pénètrent les territoires, elles détruisent les économies locales, brisent les formes traditionnelles de reproduction sociale et accentuent la division sexuelle du travail existante entre femmes et hommes.

De l’Amazonie équatorienne, à l’exploitation minière de Cajamarca au Pérou, à la route du soja en Argentine, à la ceinture verte du Kenya, au Delta du Nigeria… des milliers de femmes partagent une réalité commune et entrent en lutte contre des multinationales puissantes. Leur présence massive et leur rôle de premier plan dans la défense des territoires révèlent l’impact que les activités extractives produisent dans leur vie quotidienne.  

Ces mobilisations de femmes sont au cœur de la transformation sociale mondiale et peuvent être soutenues plus intensément par les femmes et les mouvements sociaux du monde entier. Ce travail est à notre portée, notamment parce que le mouvement de libération des femmes a acquis une dimension internationale, via la formation de groupes et mouvements féministes dans toutes les parties du monde qui ont créé des réseaux de solidarité féministes. La relation active des femmes de différents pays du monde qui, ensemble et à partir de leurs propres réalités, s’organisent dans la lutte pour construire un monde nouveau au travers de mots d’ordre communs, existe déjà et peut être intensifiées.

Le mouvement féministe français lui-même a su créer de nombreuses liaisons mondiales : Avec l’Amérique latine et la lutte contre les féminicides (“Ni una menos”) et plus largement les luttes contre les violences sexuelles. Il s’est inspiré  des pays anglo-saxons dans la lutte contre les violences sexuelles en transformant  #Metoo en « Nous toutes ».  Il entretient des liens avec les pays européens dans la lutte pour le droit à l’avortement comme en Espagne et Pologne. Enfin, il permet la liaison avec les pays arabes dans la lutte pour le droit de choisir (le droit de ne pas porter un voile, comme le droit d’en porter un avec la même exigence de choix, en France et partout ailleurs). 

Le caractère international des mots d’ordre, des pratiques (collages féministes, utilisation des #) mais aussi des chants (la reprise du chant “Le violeur, c’est toi » devenu hymne féministe mondial) est aussi rendu possible par l’essor du féminisme en ligne. Cet aspect nous permet de voir dans quelle mesure une prise de conscience d’ampleur mondiale et la mobilisation des millions de personnes à travers la planète peut être rendue possible par les réseaux sociaux.

Unir le mouvement social 

Enfin, nous sommes confrontés au fait que le mouvement social lui-même n’est pas uni et est traversé par différentes fractures, par différentes stratégies. Le rapport de force global entre les forces progressistes et réactionnaires est très dégradé et les organisations politiques voient leurs forces s’affaiblir. Pourtant, nous constatons partout la montée en puissance des mouvements écologistes, antiracistes et féministes, et par la même occasion la large sensibilisation des masses à l’épuisement des ressources, à la nécessité de mettre fin aux guerres impérialistes, à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles et les violences policières et racistes. Toutes ces injustices sont de moins en moins supportables pour les franges en lutte, car ce tissu d’oppressions facilite et justifie l’exploitation de classe en France.

Ces mouvements font vivre l’aspiration à une nouvelle société, non capitaliste. Ces forces, pourtant, restent désorientées politiquement, éparpillées faute d’une issue politique commune. Cette difficulté nourrit les renoncements qui ont notamment frappé le mouvement féministe sous la forme de “burn-out militants”. Pour gagner, le mouvement révolutionnaire doit être en mesure de s’appuyer sur la majorité écrasante des masses en mouvement. Nous pensons qu’il est aujourd’hui possible de grouper ces forces politiques et sociales nombreuses autour de mots d’ordres communs, et ce, malgré la division des organisations politiques. 
Enfin, c’est dans l’action que les masses doivent se convaincre et convaincre qu’elles luttent mieux que d’autres, qu’elles y voient clair et qu’elles sont décidées à gagner. C’est cela qui a permis une réelle progression des mots d’ordre et des revendications féministes dans les luttes politiques et syndicales dans tout le pays et à travers le monde.

Signataires :
Josselin Aubry
Pierre Beaufort
Aurélie Biancarelli
Hugo Blossier
Sophie Bournot
Maxime Chazot
Juan Francisco Cohu
Manel D.
Rosa Drif
Anaïs Fley
Théo Froger
Nadine Garcia
Laureen Genthon
Nina Goualier
Antoine Guerreiro
Nicolas Haincourt
Nawfel Hamri
Marie Jay
Noâm Korchi
Colette
Nuria Moraga
Frank Mouly
Martine Nativi
Philippe Pellegrini
Hugo Pompougnac
Alban Rapetti
Katia Ruiz-Berrocal
Lydia Samarbakhsh
Bradley Smith
Laurène Thibault
Clément Vignoles


Image d’illustration : Marche contre les violences sexistes et sexuelles, le 23 novembre 2019, par Jeanne Menjoulet (CC BY 2.0)


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