Après l’investiture de Pedro Sánchez : comprendre la crise en cours en Espagne


Par Katia Ruiz Berrocal.

C’est dans un climat d’extrême crispation que la majorité des groupes parlementaires présents au Congreso de los Diputados (l’assemblée nationale espagnole) ont appuyé l’investiture du président du Gouvernement, Pedro Sánchez, le 16 novembre dernier, avec 179 voix pour et 171 contre, alors que la majorité absolue en requiert 176.

Après plusieurs tours de négociations entre le PSOE (Parti Socialiste Espagnol) et toutes les forces politiques représentées à l’Assemblée, à l’exception de Vox (parti fasciste de Santiago Abascal, ex-PP), des accords ont été conclus avec 7 d’entre elles. Tout d’abord avec son partenaire de coalition Sumar, mouvement puis parti piloté par la ministre du Travail Yolanda Díaz, qui inclut de nouvelles et substantielles avancées en matière de droits et libertés.

Dans ce marathon de négociations, l’accord le plus sensible, difficile et polémique fut sans aucun doute celui atteint avec les indépendantistes catalans de Junts per Catalunya (centre-droit) et son président Carles Puigdemont qui occupa la présidence de la Generalitat de Catalunya jusqu’en octobre 2017, date de son exil en Belgique afin d’échapper à son incarcération.

Édictée en raison de sa participation au « procés » (événements sociaux et politiques qui se déroulèrent dans le but d’obtenir l’autodétermination et l’indépendance de la Catalogne), cette peine de prison pour délits de rébellion, sédition et prévarication, est également prononcée à l’encontre d’autres personnalités catalanes après qu’elles eurent impulsé la convocation d’un référendum d’indépendance qui se déroula le 1er octobre 2017. Considérée comme illégale, cette tentative fut très sévèrement réprimée par le gouvernement espagnol de l’époque, dirigé par le très droitier Mariano Rajoy.

L’inclusion d’une loi d’amnistie dans l’accord PSOE/Junts, déjà très critiqué par les forces réactionnaires, a suscité une levée de boucliers des droites extrêmes et de l’extrême-droite qui, bien avant même d’en connaître le texte, avaient déjà mobilisé leurs troupes dans la rue et sur tous les médias dominants.

Le PP (Partido Popular de Nuñez Feijóo) qui n’eut de cesse d’essayer de déstabiliser le précédent gouvernement de coalition est monté d’un cran dans sa stratégie trumpiste en soufflant sur les braises de la contestation. Depuis les élections législatives du 23 juillet dernier, et sous prétexte que son parti a été celui qui a reçu le plus grand nombre de suffrages, Nuñez Feijóo revendique le premier poste au gouvernement, feignant d’ignorer que l’Espagne est régie par un système parlementaire.

Pour bien comprendre la situation actuelle, il convient de faire un retour sur les antécédents qui l’ont provoquée.

Tout d’abord, les élections législatives, initialement prévues pour décembre 2023, furent anticipées par Pedro Sánchez au 23 juillet suite aux résultats désastreux obtenus par la gauche, lors des scrutins autonomiques (régionaux) et municipaux de mai 2023 et qui profitèrent largement aux pactes entre le PP et Vox. La manœuvre était risquée mais a porté ses fruits puisque la mobilisation d’une partie des abstentionnistes à ces élections-là, par crainte d’une montée du fascisme, ouvrit la voie à l’hypothétique formation d’un nouveau bloc d’investiture favorable au président en fonction.

Comme mentionné précédemment, depuis le 23 juillet Nuñez Feijóo persiste dans sa contestation des résultats émanant des législatives, répétant à l’envi que « la liste qui a recueilli le plus de voix doit gouverner » et qu’un gouvernement de P. Sánchez serait illégitime, voire illégal. Il fait là encore mine d’oublier que les pactes entre PP et VOX, issus des autonomiques et municipales, leur ont permis de gouverner dans 5 communautés autonomes en dépit du fait que les listes ayant obtenu le plus de voix étaient celles du PSOE…

Ne s’avouant pas vaincu, il déclenche auprès du roi, en septembre dernier, les conditions pour la tenue d’un débat sur sa propre investiture. Uniquement soutenu par Vox, véritable répulsif pour toutes les autres forces politiques siégeant dans l’hémicycle, il échouera dans sa tentative.

Le projet de loi d’amnistie a ainsi donné un prétexte supplémentaire aux conservateurs de tout poil qui, stimulés par les propos outranciers du chef pyromane du PP se mobilisent devant le siège du PSOE à Madrid, aux côtés des dirigeants de Vox. Tous les soirs depuis plusieurs semaines, une foule de plus en plus violente se rassemble au son du « Cara al Sol » (hymne de la phalange espagnole), vociférant insultes et menaces contre Pedro Sánchez et la Démocratie.

Des scènes ahurissantes se succèdent entre drapeaux pré-constitutionnels et banderoles où se lisent des slogans comme « la Constitution détruit la Nation », « Pedro Sánchez, le peuple aura ta peau », « Sánchez traitre », « Sánchez en prison » ; les bras se dressent dans des saluts fascistes et les symboles franquistes et nazis accompagnent les cantiques et… les prières de rue.

Dans le même temps, les pouvoirs économique, judiciaire, médiatique et même l’église s’emparent du prétexte de l’amnistie (et du « lawfare », sur lequel on reviendra) et montent au créneau pour condamner cet accord, faisant fi de la séparation des pouvoirs pour ceux que cela concerne. Alors que le débat d’investiture se préparait, la CEOE (la plus importante organisation patronale) se réunissait en urgence pour exprimer sa « grave préoccupation » face au pacte PSOE/Junts.

Les juges, passant outre leur devoir de neutralité et d’impartialité, manifestaient (alors que le texte de loi d’amnistie n’avait pas encore été dévoilé !) et manifestent encore devant les tribunaux contre l’accord. De leur côté, les médias ont pris le parti du PP dès le début, condamnant comme lui une tentative de coup d’État et relayant les propos scandaleux de Isabel Díaz Ayuso (Présidente PP du gouvernement de la communauté de Madrid) qui accuse le PSOE de mener le pays vers une dictature. Pour sa part, la Conférence épiscopale exerce à nouveau son rôle historique d’allié de la droite dans les moments clés, considérant que la loi d’amnistie suppose une « sécession unilatérale inacceptable ».

Des secteurs des forces armées se sont également exprimés sur le sujet. Le 17 novembre, un communiqué d’une association de la Garde Civile (équivalent de la Gendarmerie française) déclare que les signataires sont « disposés à verser jusqu’à la dernière goutte de leur sang en défense de la souveraineté et l’indépendance de l’Espagne et l’ordre constitutionnel ». Les initiateurs ont été démis de leurs fonctions par le ministre de l’Intérieur Gande-Marlaska.

Le même jour, des militaires franquistes à la retraites réclament, dans un manifeste scandaleux, que l’armée destitue le président du Gouvernement. Ces mêmes hauts gradés militaires qui, dans des échanges Whatsapp de décembre 2020 appelaient à « fusiller 26 millions de fils de putes ».

Tous ces représentants de l’idéologie dominante sont d’ailleurs d’accord pour dire que « l’Espagne se rompt », rappelant à nos bons souvenirs la devise franquiste : « l’Espagne, une, grande et libre ! »

Finalement, quels sont les points clés de l’accord entre le PSOE et Junts, sur lequel les deux parties reconnaissent des positions divergentes mais s’accordent pour considérer qu’il contribue à résoudre le conflit historique sur la future politique de la Catalogne, en échange de la gouvernabilité de l’actuelle législature d’État ? Concrètement, les deux partis ont convenu, entre autres :

  • de se doter d’un « vérificateur international » qui aura pour mission d’accompagner, vérifier et réaliser un suivi de tout le processus de négociation et des accords entre les deux formations, afin de résoudre leurs profondes divergences et leur défiance mutuelle, notamment en ce qui concerne la convocation d’un référendum d’autodétermination reconnu par la Constitution ;
  • d’inclure une loi d’amnistie qui s’étende aux mobilisations de la dernière décennie et aborde également les situations de « lawfare ».

La loi d’amnistie établit que les actes imputables pénalement, administrativement ou comptablement, réalisés entre le 1er janvier 2012 et le 13 novembre 2023 dans le cadre des consultations indépendantistes célébrées en Catalogne les 9 novembre 2014 et 1er octobre 2017, seront amnistiés. Une loi qui se justifie par la nécessité de « normalisation institutionnelle, politique et sociale en Catalogne ». Elle ne concerne pas seulement celles et ceux qui participèrent à l’organisation et la tenue des référendums, mais également les responsables de délits qui « gardent une profonde connexion avec eux », comme les actes de protestation, de conseil, de financement.

Le « lawfare » ou « instrumentalisation de la justice, judiciarisation de la politique ou persécution judiciaire » contre un groupe de personnes en raison de leur idéologie, inclus dans l’accord par Junts, s’est invité dans le débat public. Si le document n’envisage pas l’inclusion automatique des cas considérés comme « lawfare » par les indépendantistes, l’accord prévoit que ces causes soient abordées par des commissions d’investigation de l’assemblée nationale, au grand dam d’une partie majoritaire des associations judiciaires espagnoles qui considère la mention du « lawfare » inacceptable.

Maintenant, reste à savoir si grâce aux (ou souvent à cause des) pactes scellés ces derniers jours, le nouveau gouvernement de coalition progressiste sera en mesure ou pas de poursuivre sa politique d’avancées sociales et politiques entreprise en 2019, tant les accords sont contraignants. L’offensive ultra-conservatrice se durcit et les quatre prochaines années de législature s’annoncent très tendues.


Image d’illustration : Pedro Sánchez, le 4 août 2020, par La Moncloa – Gobierno de España (CC BY-NC-ND 2.0)


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