Centenaire du traité de Lausanne (1923) : un passé omniprésent


Par Pascal Torre.

Le 24 juillet 2023, les autorités turques ont célébré le centenaire du traité de Lausanne qui a donné naissance à la Turquie contemporaine.

Cette ratification se situait d’abord dans un contexte de déclin de l’Empire ottoman dès la fin du xixe siècle, puis dans celui de la défaite de la Première Guerre mondiale qui aboutissait au traumatisant traité de Sèvres notamment pour ceux qui s’inscrivaient dans le sillage du comité « Union et Progrès ». Ce dernier, fondé en 1889 et rassemblant les « Jeunes-Turcs », a accédé au pouvoir en 1908 et prétendait endiguer le dépérissement de l’empire en développant une idéologie ultra-nationaliste, darwinienne, turciste et teintée d’islamisme, ne laissant plus de place aux autres composantes ethniques et confessionnelles de la Turquie. Elle entérinait une prétendue supériorité des turco-sunnites sur tous les autres peuples de l’empire.

Moins affaibli après-guerre qu’il n’y paraissait, le comité « Union et Progrès » prit sa revanche lors du traité de Lausanne, dans le sillage des victoires de l’un des leurs, Mustapha Kemal qui accentua l’autoritarisme et le suprémacisme de cette idéologie.

Bien avant Lausanne, les Arméniens, les Assyro-Chaldéens, les Grecs, les Juifs et les Arabes furent arrachés à leurs terres et victimes d’une politique de terreur, et d’un génocide pour les premiers. Après Lausanne, leurs droits furent systématiquement violés si bien que ces minorités ont quasiment disparu de la Turquie moderne.

Ces cent années d’injustices ont frappé aussi le peuple kurde qui représente encore aujourd’hui près de 25 % de la population et pour qui Lausanne associait une déchirure à une mémoire meurtrie puisque le traité de Sèvres avait acté la revendication d’un Kurdistan indépendant.

Mustafa Kemal Atatürk (1881-1938), sous le prétexte de créer un pays homogène, a réservé la citoyenneté aux turcophones sunnites permettant aux Kurdes et aux Alévis d’y accéder s’ils renonçaient à leur singularité nationale, à leurs droits, à leur culture et à leur langue désormais interdites.

Dans ce terreau se sont enracinés les revendications et le mouvement national kurdes violemment et systématiquement réprimés dans l’horreur et le sang. Débutait alors la période la plus sombre de l’histoire de ce peuple millénaire. Au régime d’exception s’ajoutaient les massacres, les déportations et les épurations ethniques. Un siècle de persécutions et de racisme a produit d’innombrables souffrances pour les civils et fait des dizaines de milliers de victimes.

En réaction à ces humiliations et aux menaces de disparition, Abdullah Öcalan, emprisonné à l’isolement depuis 1999, et Sakine Cansiz, assassinée à Paris en 2013, ont fondé en 1978 le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui, par sa lutte politique et armée, a incarné la résistance du peuple kurde.

À la suite du coup d’État militaire de septembre 1980, une nouvelle vague de répression féroce s’est abattue sur les Kurdes : assassinats, destruction de villages, assimilation forcée faisant de nouveau des milliers de morts.

Conscients qu’il n’existe aucune solution militaire à ce conflit, A. Öcalan et les Kurdes ont appelé de leurs vœux en 2013 la reprise du dialogue afin d’entamer un processus politique. Corrélativement, ils proposent un projet d’écologie sociale, un confédéralisme démocratique et font de l’émancipation des femmes une question centrale.

L’accession de R.T. Erdogan (AKP, parti islamiste appartenant à la nébuleuse des Frères musulmans) à la présidence de la République a été marquée par une brève période de négociations avec le PKK, rompues en 2015 après que les islamo-conservateurs ont perdu la majorité absolue lors du scrutin législatif. Désormais allié à l’extrême-droite mafieuse, R.T. Erdogan a relancé la guerre contre les Kurdes et criminalisé le mouvement, ce qui constitue une immense injustice et entrave la recherche de solutions pacifiques.

Les maires et les parlementaires kurdes du Parti démocratique des peuples de Turquie (HDP) ont quasiment tous été démis de leur fonction et emprisonnés. Plus largement une répression aveugle frappe tous les milieux progressistes : universitaires, journalistes, artistes, enseignants, avocats et syndicalistes. La presse et la justice sont sous tutelle et l’État de droit a été démantelé.

La réélection en 2023 de R.T. Erdogan, dans un contexte inéquitable, de polarisation de la société et de violence structurelle asphyxie les alternatives démocratiques. Pour autant, pour la première fois, la question de la survie du régime a été posée même si une faible majorité de Turcs a fait le choix d’une aggravation de l’autoritarisme plutôt que de miser sur une alternance politique hypothétique. Cela n’empêche pas le HDP de conserver un ancrage populaire et démocratique.

Pour autant, les Kurdes résistent, se sont imposés dans leur espace régional et demeurent aux avant-postes de la lutte contre l’Organisation de l’État Islamique, forçant l’admiration de tous pour leur courage. Ils doivent faire face à la politique belliciste de R.T. Erdogan qui, avec l’appui de groupes djihadistes, bombarde le nord de l’Irak menaçant le statut fédéral du Kurdistan de ce pays et multiplie les provocations afin de détruire l’expérience démocratique du Rojava en Syrie. Cela s’inscrit dans une politique agressive de projections militaires criminelles dans le Haut-Karabakh puisque la Turquie est le principal soutien de l’Azerbaïdjan. Il en va de même à Chypre, en Libye ou en Méditerranée orientale.

De toute évidence, le traité de Lausanne a détruit la paix pendant un siècle et a déstabilisé la région. Les puissances occidentales, notamment la France et la Grande-Bretagne, portent une lourde responsabilité dans cette situation. Il en va ainsi du Kurdistan, de la Palestine et de tout le Moyen-Orient.

R.T. Erdogan veut désormais être le thuriféraire d’un panturquisme campé sur des bases ethno-confessionnelles toujours plus nationalistes.

La non-résolution de la question kurde est le premier obstacle à la démocratisation de la Turquie.

Le peuple kurde veut la paix, la justice et un statut qui va de pair avec la liberté et la justice. Il n’y a pas renoncé et n’y renoncera jamais.


Image d’illustration : La délégation turque à Lausanne, Frank and Frances Carpenter Collection (PDM 1.0)


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