Les politiques migratoires répressives, au cœur du capitalisme contemporain


Par Manel Djadoun.

Le 11 septembre 2023 un appel transpartisan a été publié par Libération, signé des député·e·s Sacha Houlié et Stella Dupont (Renaissance), Fabien Roussel (PCF), Julien Bayou (EELV) et de la sénatrice PS Marie-Pierre de La Gontrie. Ensemble, elles et ils réclament la régularisation des travailleurs sans-papiers et citent tout particulièrement « les secteurs en tension ».

Cette tribune aux prétentions « humanistes » a été mal reçue par beaucoup à gauche, notamment dans les rangs des militant·e·s associatifs. Tant la démarche des signataires – un arc large : de la majorité présidentielle aux communistes ; et une élaboration en grand secret, durant plusieurs mois, sans consultation des membres des partis représentés – que la revendication politique principale du texte, à savoir la régularisation des travailleurs sans papiers dans les secteurs en tension, portée ouvertement depuis plusieurs mois par l’organisation patronale, le Medef1, un tri sélectif qui s’oppose à la revendication historique, depuis l’occupation de l’église Saint-Bernard à Paris, de « tous les sans-papiers » – ont révélé à quel point une partie des « leaders » actuels de la gauche est prête à soutenir publiquement les thèses libérales et patronales. Mais pour quelles sortes de contreparties ? La question se pose. Cet épisode souligne une rupture interne persistante à gauche sur l’approche et la compréhension des enjeux migratoires.

Dans ce contexte, comment comprendre les ressorts du modèle migratoire européen et de l’offensive idéologique qui l’accompagne (de l’« immigration choisie » au concept de « secteurs en tension », en passant par l’« invasion migratoire » et le « choc des civilisations ») ?

Les politiques migratoires des gouvernements occidentaux occupent une position centrale dans le fonctionnement du système économique global. Elles sont à mettre en lien avec l’essor d’un impérialisme renouvelé, qui cherche continuellement le meilleur moyen d’accès à une main d’œuvre à bas coût, une force de travail mobile et exploitable, pour capter les richesses. Dans cette quête de profits, l’immigration joue un rôle clé car elle permet une circulation rapide des forces de travail vers les lieux de production stratégiques.

C’est dans ce contexte économique global que les drames migratoires se répètent : en juillet et août 2023, des centaines de femmes, d’hommes et leurs enfants, abandonnés et livrés à eux-mêmes en plein désert par les autorités tunisiennes – et avec la bénédiction des dirigeant·e·s européen·ne·s ; des dizaines de milliers de morts en Méditerranée depuis 2015 ou en mer d’Anjouan depuis le visa Balladur2 instauré en 1995… Derrière ces drames se cachent toute une série d’accords, de conventions et de partenariats qui régissent les relations entre les pays d’émigration et l’Union européenne (UE), renforcent les dispositifs policiers et militaires aux frontières, organisent méthodiquement le renvoi des migrant·e·s, souvent de jeunes mineur·e·s isolé·e·s, vers leurs pays d’origine. Partout, l’UE impose aux pays dits de transit des « partenariats pour la mobilité » qui permettent, d’une part, l’externalisation du contrôle des frontières et qui servent, d’autre part, de monnaie d’échange à l’attribution des aides au développement de même que dans les négociations bilatérales économiques, commerciales et politiques.

Cette « stratégie migratoire » de l’UE, reportant la responsabilité du contrôle aux frontières à des pays tiers, engendre de graves violations des droits humains et des morts par non assistance à personne en danger. Des milliers de migrant·e·s sont arrêté·e·s, battu·e·s et détenu·e·s, comme des criminel·le·s et au mépris de leurs droits fondamentaux, dans des camps ou des prisons dans ces pays « de transit » ; des milliers de demandeuses et demandeurs d’asile sont déporté.e.s vers des pays prétendument « sûrs », aux régimes autoritaires et signataires d’accords « de partenariat en matière d’asile3 » ; des centaines de réfugié·e·s ne trouvent plus de voies d’arrivée légale en Europe et se retrouvent sans aucune protection juridique, sociale et économique et, au bout du compte, ce sont des femmes, des hommes, leurs enfants et de jeunes adultes, qui meurent en mer, dans les déserts ou en montagne.

Les ressorts du nouveau modèle migratoire européen

Les années 1970 voient la résurgence d’un nouvel impérialisme des vieilles puissances coloniales vis-à-vis de leurs anciennes colonies. Cet impérialisme post-colonial se caractérise notamment par une dynamique volontariste du patronat et des gouvernements néolibéraux de désindustrialisation des pays du Nord et de délocalisation vers des pays périphériques. Ce sont ces logiques impérialistes qui avaient guidé les grandes multinationales, le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Union européenne dans leur volonté d’imposer à l’ensemble des pays du monde et, en particulier aux pays de la périphérie (en Afrique, Asie, Amérique latine), la suppression de toute protection de leurs productions nationales et de leurs économies au moyen d’accords de libre-échange (ALE) déséquilibrés. Leur étaient dans le même temps exigés des plans d’ajustement structurels, comportant toujours les mêmes clauses : privatisation des services publics, fin du soutien aux produits de première nécessité, baisse des budgets de la santé et de l’éducation. 

Les conséquences directes de ces politiques sont les destructions brutales des agricultures locales, de la pêche, des bases de filières de transformation, de maillages économiques (sous-)régionaux, l’exode massif des ruraux vers les centres urbains et la démultiplication de bidonvilles. Parallèlement, l’implantation d’usines occidentales (ou chinoises, désormais) bloque tout processus de développement industriel national ou « endogène ». Sans emploi, ces populations, toujours plus nombreuses, constituent une main d’œuvre prête à travailler coûte que coûte et à migrer par tous les moyens. Celles et ceux qui prennent les routes de l’exil aujourd’hui sont donc souvent des ruraux ayant transité par les villes ou des enfants de paysans ayant migré dans les grandes villes et qui tentent d’y survivre.

Ainsi les migrations actuelles – tout comme les migrations européennes des siècles derniers – résultent de la destruction des économies locales, notamment paysannes, pour imposer un capitalisme brutal. D’un siècle à l’autre, les mécanismes restent les mêmes : déposséder les paysans pour les transformer en prolétaires assujettis au système capitaliste.

Après avoir détruit des économies régionales et imposé des délocalisations dans les pays périphériques, les pays des centres impérialistes n’ont plus besoin d’importer une main-d’œuvre destinée aux emplois surexploités. Il s’agit désormais de faire en sorte qu’elle reste dans son pays d’origine. Depuis les années 1970-1980, l’exportation des capitaux prend le pas sur l’importation de la main-d’œuvre : c’est précisément ce qui caractérise le stade impérialiste du capitalisme.

Deux solutions existent pour avoir accès à la main-d’œuvre étrangère à bas coût : faire migrer la main-d’œuvre exploitable vers les centres, ou faire migrer la production vers les pays dominés, donc maintenir cette main-d’œuvre dans ces pays. C’est la deuxième logique qui guide aujourd’hui les politiques migratoires européennes. C’est en prenant en compte cette inversion de logique que l’on peut saisir les ressorts du nouveau modèle migratoire européen et de la nouvelle offensive idéologique qui l’accompagne.

La politique migratoire de l’UE se traduit concrètement par la militarisation et la fermeture des frontières européennes via Frontex et des dispositifs tel que le « règlement Dublin » par lequel un seul État de l’UE est en charge du traitement de la demande d’asile et dont le refus entraîne de facto celui des autres pays membres4. Deux objectifs sont poursuivis : premièrement, maintenir la force de travail dans les pays du Sud pour les besoins des délocalisations ; deuxièmement, capter la force de travail qualifiée (« immigration choisie »). La conséquence majeure de cette politique est de créer une crise de l’accueil des migrants et de produire des « sans-papiers » (au sens large du terme) exploitables et confinés aux secteurs économiques les plus précaires, les moins protégés, aux métiers les plus pénibles et non délocalisables.

C’est en prenant conscience que les puissances impérialistes ont besoin de maintenir une force de travail peu qualifiée dans certains pays périphériques (Inde, Maroc, Tunisie,..) que l’on comprend pourquoi l’Union Européenne laisse mourir des milliers d’êtres humains en Méditerranée, dans nos forêts, dans nos montagnes. Dans d’autres zones géographiques, comme en Afrique de l’ouest, les pays européens maintiennent ces pays en état de sous-développement pour pouvoir avoir plus facilement accès aux richesses, les minerais en particulier.

La fabrique des sans-papiers

De la même manière, la fabrication des sans-papiers et des sans-droits est nécessaire au maintien du système capitaliste. En effet, ce dernier a toujours besoin de main d’œuvre exploitable à rediriger vers les secteurs économiques non-délocalisables : la restauration, le bâtiment, la surveillance, le nettoyage, la confection… Une partie de la main-d’œuvre étrangère est donc recrutée pour remplir certaines fonctions sur le marché du travail : emplois non ou peu qualifiés, travaux pénibles ou mal rémunérés. Pour répondre aux besoins dans ces secteurs « en tension », les gouvernements rendent la régularisation très difficile pour contraindre une part de la main d’œuvre immigrée à accepter des conditions de surexploitation parfois similaires à celles imposées aux pays du Sud. La législation et surtout la réglementation qui régit les droits de cette population de travailleurs vise au maintien de ces fonctions particulières par tous les moyens : discriminations de toutes sortes (emploi, salaires, limitation des droits sociaux, absence de droits politiques).  Les sans-papiers ne sont pas le résultat d’un “excédent” d’immigrés, mais bien de la volonté de franges du patronat de maintenir cette réserve de travailleurs sans droits, sans statut juridique et en conséquence exploitable.

Les femmes représentent aujourd’hui la moitié de la population migrante5. Cette hausse des flux de migration féminine répond à une demande croissante de travailleurs dans le secteur des soins, notamment en Europe. Une majorité de migrantes sont employées dans une branche spécifique de l’économie, à savoir le secteur domestique et des soins. L’entrée massive des femmes « nationales » dans l’économie « productive » après la Seconde Guerre Mondiale, la baisse du taux de natalité et la hausse du nombre de personnes âgées, couplés à l’insuffisance de services de soins publics, ont eu comme résultat la marchandisation du travail reproductif6, qui est surtout fourni par les migrantes. D’une certaine manière, l’Europe possède le rôle social de l’homme dans la famille (possédant tous les droits, incapable de cuisiner, de nettoyer ou de laver son linge sale). Ce n’est pas une simple métaphore : les pays pauvres fournissent des nourrices et des domestiques qui travaillent pour les pays riches ; un secteur dopé par l’ubérisation, à l’image des livraisons de repas à domicile.

L’immigration “choisie”, nouvel axe de la politique migratoire européenne

Enfin, les gouvernements européens affichent clairement leur volonté de capter les forces de travail qualifiées, ce qu’ils nomment immigration choisie. C’est le dernier grand axe de la politique migratoire française et européenne. Le discours sur l’immigration choisie n’est rien d’autre que le choix cynique de vider les pays périphériques de leurs travailleurs qualifiés, sans avoir à en supporter les coûts de formation. Cette main-d’œuvre est issue de pays dont on a détruit les économies locales, notamment l’essentiel des services publics et donc les métiers du service public (enseignants, chercheurs, médecins, personnel de santé…). Pour eux aussi, il ne reste souvent que le choix des routes de l’exil.

En réalité, ce que disent les politiques migratoires, c’est que nous pouvons exploiter, acheter et vendre des êtres humains pour assurer notre confort. Elles rendent possible le fait qu’une catégorie de personnes soit entièrement disponible pour nous fournir ce dont nous avons besoin : les travailleurs Uber pour nous livrer à manger, les travailleuses dans les secteurs du soin et de la personne pour s’occuper de nos enfants et de nos retraités…

Pour toutes ces raisons, les politiques migratoires ne peuvent être comprises comme simples conséquences du développement capitaliste. Elles sont aussi rendues possibles par le fait qu’une partie du prolétariat tolère l’exploitation d’autres peuples pour assurer et améliorer son propre confort de vie. D’ailleurs, le moteur économique pousse à la production de ces politiques migratoires, il existe aussi d’autres motivations, politiques (diviser la classe des travailleurs) ainsi qu’un sous-bassement idéologique (chauvinisme, racisme, sexisme) qui rend acceptable ces offensives. Quelles sont ces idéologies, et comment les combattre ? C’est ce que nous étudierons dans un prochain article.


  1. « Nous voyons qu’une autre voie est possible, qui redonnera de la dignité et remettra de l’humanité dans ces situations. Peut-être que le projet de loi « immigration », prévu pour début 2023, avec la proposition de créer un titre de séjour « métiers en tension » permettra de faciliter les choses. », éditorial de Romain de Tellier, membre du Comex du Medef-Isère, Le Medef Mag’. Newsletter du Medef-Isère, no 270, décembre 2022. ↩︎
  2. Janvier 1995, visa imposé aux ressortissant·e·s des Comores pour se rendre à Mayotte. ↩︎
  3. Par exemple, l’accord signé le 13 avril 2022 par le Royaume-Uni et le Rwanda : disponible sur le site web du ministère britannique de l’Intérieur. ↩︎
  4. Pour comprendre le règlement Dublin, voir la vidéo de MEmmanuelle Néraudau sur Migrations en questions. ↩︎
  5. https://www.lacimade.org/nos-actions/femmes-et-violences/ ↩︎
  6. Le travail de reproduction est un travail domestique ou un travail de soin. C’est un travail qui permet la reproduction des êtres humains : procréation et éducation des enfants, soin quotidien apporté aux humains en termes matériels (maison, nourriture, repos) et émotionnels (soins psychologiques, affection). Ce travail est très majoritairement effectué par les femmes et constitue la base matérielle de leur domination. ↩︎

Image d’illustration : Photographie d’une manifestation de travailleurs sans-papiers à Paris, le 21 novembre 2021. Oliver Kornblihtt / Mídia NINJA (CC BY-NC 2.0)


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