Ce que révèlent les attaques contre Justice Triet


Par Patrick Le Hyaric.

Cet article du 10 juin 2023 est extrait de la lettre hebdomadaire de Patrick Le Hyaric. Cliquez ici pour lire la lettre de cette semaine en intégralité et ici pour vous y abonner.

Justine Triet, Annie Ernaux, Blanche Gardin. Elles sont trois. Trois femmes, trois créatrices à subir les foudres de la bien-pensance réactionnaire et des gens de pouvoir. Toutes trois qui ont pour point commun de questionner, avec d’autres, la société et le système politique, d’oser émettre des critiques contre le néo-libéralisme. Crime de lèse-système ! La France des Lumières et de l’exception culturelle n’a pas l’air de se sentir honorée par l’une de ses plus éminentes écrivaines Annie Ernaux, récipiendaire du prix Nobel de littérature, par Blanche Gardin, actrice et réalisatrice de talent engagée contre la pieuvre Amazon, ou par Justine Triet qui s’est vu décerner la dixième Palme d’or française au Festival de Cannes, sans que le président de la République n’ait daigné la féliciter. Son forfait : avoir critiqué la funeste loi des 64 ans et demander au pouvoir de ne pas céder d’un pouce sur l’exception culturelle.

Quand un pouvoir commence à se plaindre et à combattre des artistes et des écrivains qui participent au rayonnement du pays, il y a du souci à se faire. Ceux qui filment, écrivent, peignent, interprètent, parlent de l’intimité de nos vies, éclairent le monde ou aident à penser portent en avant la liberté et l’émancipation. Ces trois femmes ne font que s’insurger, avec des millions d’ouvriers et de travailleurs, contre le pervertissement par l’idéologie libérale de nos systèmes de santé, de retraite, d’éducation, de justice ou de culture.

Les tirs de barrage gouvernementaux contre Justine Triet qui a mis sur la place publique l’important sujet de la marchandisation de la culture en disent long, très long sur les manières d’appréhender les enjeux de la liberté de création et de la culture. Il lui a été notamment reproché de donner son opinion parce qu’elle aurait reçu « des aides publiques ». Autrement dit, il est exigé d’une artiste qu’elle se taise sous peine de lui supprimer les aides publiques à la création. Quelle similitude avec la chasse aux classes populaires qui, nous serine-t-on, seraient coupables de fraude fiscale ou utiliseraient la prime de rentrée scolaire pour s’acheter des écrans plats !

En tout point, le climat que crée le pouvoir est particulièrement malsain et ensemence chaque jour un peu plus le populisme le plus réactionnaire en alimentant ouvertement un discours exécrable sur de prétendues « élites subventionnées ».
Rétablissons les faits : la lauréate du Festival de Cannes a dit exactement le contraire de ce qu’on lui reproche. Elle a montré que le système français de financement du cinéma s’est avéré indispensable à la production de son film. Seulement, ce système n’a pas été inventé par l’actuel gouvernement et n’est certainement pas sa propriété. Il est le résultat de 70 années de lutte des artistes et des forces progressistes. En revanche, elle s’est à juste titre élevée contre « la marchandisation de la culture que ce gouvernement néolibéral défend ».

Les attaques ministérielles contre l’artiste, finalement, ont comme un curieux goût d’aveu. Elle laisse entendre que l’industrie du cinéma, des réalisateurs aux producteurs, des distributeurs aux exploitants, est trop protégée. Le moment serait donc venu de s’inscrire dans la financiarisation générale des activités demandant de plus en plus de penser à la « rentabilité » d’un film, d’une œuvre d’art. Ces grands procureurs se gardent bien de dire que le financement du cinéma n’est pas le fait de l’argent public, mais de l’argent des spectateurs. Une part (10 %) du prix du billet d’entrée dans une salle de cinéma le finance, ce que l’on appelle la taxe additionnelle sur les entrées. Le Centre national du cinéma s’autoalimente presque en totalité à partir des bénéfices réalisés sur les films. Mais pour le pouvoir, c’est haro sur les artistes, et discrétion totale sur les milliards offert aux grandes entreprises sans aucune contrepartie. Ils oublient aussi d’informer sur les emplois et les richesses que permet de créer le cinéma.

Faut-il conclure de tout cela, comme Justine Triet, qu’une offensive néolibérale se déploie contre la création et la culture ? Évidemment oui ! Les piliers économiques sur lesquels s’est bâtie l’exception culturelle française cinématographique a permis une production abondante de films. Elle est aujourd’hui mise à mal de différentes manières : le laissez-faire vis-à-vis des grandes plateformes nord-américaines comme Netflix, Amazon ou Disney+ contribue à vider les salles. En réduisant le nombre de spectateurs, on réduit automatiquement le financement du cinéma français. Le gouvernement refuse de combattre ce phénomène. Il l’accompagne au contraire de connivence avec ces plateformes qui, évidemment, ne financent pas ou peu la création, le cinéma d’art et d’essai et peuvent se permettre de ne pas payer leurs impôts en France. Et quand ils financent la création, comme Netflix, c’est au prix d’un chantage éhonté pour gagner des positions dominantes dans l’ensemble de la filière.

Ceci conduit à assécher les moyens essentiels du financement et à remettre en cause le préfinancement des films par les télévisions françaises en échange d’une diffusion quelques mois plus tard de ces mêmes œuvres. Ce que l’on appelle la « chronologie des médias », que les grandes plateformes remettent en cause en diffusant immédiatement des films au détriment des salles de cinéma et des chaînes de télévision. Poursuivre dans cette voie revient à les laisser imposer leurs vues sur la nature de la création cinématographique au profit de films à grande audience au contenu normalisé par la culture anglo-saxonne. Voilà ce qu’a dénoncé Blanche Gardin. Et voilà ce qui déplaît aux tenants du capitalisme mondialisé. Demain, il deviendrait impossible de conserver le modèle original qui a permis de pré financé « Anatomie d’une chute », le film qui reçoit aujourd’hui la Palme d’or, co-financé par France Télévisions pour la moitié dans le cadre d’une coproduction, et pour l’autre moitié avec préachat de diffusion. Avec ce modèle, la chaîne de télévision publique ne sera pas perdante. Ajoutons que la décision de supprimer la redevance audiovisuelle réduit encore les moyens pour la création cinématographique originale. Il faut une sacrée dose de culot pour en appeler à “poursuivre notre œuvre de bâtisseurs”, comme l’a déclaré mardi le président au Mont-Saint-Michel, alors qu’il ne cesse de faire œuvre de destruction. Le cri d’alarme de Justine Triet et de bien d’autres acteurs et réalisateurs est donc tout à fait justifié.

Nous sommes entrés dans un moment inquiétant ou le pouvoir, non-content d’exiger des artistes le silence, bâillonne le Parlement, poursuit les militants syndicaux, violents des manifestants. Instiller l’idée que culture et élites participeraient du même moule, vise à séparer la culture du peuple en faisant oublier que l’immense majorité des artistes ont un quotidien précaire. Au-delà, c’est vouloir empêcher toute solidarité entre les citoyens, les travailleurs et les créateurs. Un livre, un film, une exposition, une chanson, une création musicale pénètrent l’intimité des vies et modifient l’imaginaire de celles ou de celui qui y accèdent. De même, entretenir la confusion entre culture et distraction vise à rendre les gens… Distraits, justement, afin d’entretenir les logiques d’aliénation. La distraction occupe bien l’esprit, mais ne mène nulle part. Voilà pourquoi, la demande des puissants aux auteurs, musiciens, cinéastes, écrivains est de se mettre à l’écoute de « leurs clients ». Les lecteurs deviendraient ainsi des consommateurs de livres. La création deviendrait ainsi de la créativité. Qu’on est ici loin de Louis Aragon pour qui « tout ce qui sert la culture sert l’humanité dans sa marche ascendante ». « L’art doit être dangereux » avait proclamé Jack Ralite. Évidemment, les puissants ne l’acceptent pas. Ils considèrent que la liberté de création contagieuse au point qu’elle puisse contribuer à l’émergence d’une politique d’émancipation. La saillie du pouvoir contre Justine Triet intervient également dans un contexte ou des collectivités locales d’extrême droite et de droite réduisent les crédits publics aux associations, aux bourses du travail comme aux créations culturelles.

Dans la région Rhône-Alpes, le président M. Wauquiez supprime les aides publiques à un théâtre parce que ces contenus ne lui plaisent pas. À Calais, la maire de droite en fait de même. Le monde de la culture et de la création ne peut être réduit au silence et pris en tenaille entre un pouvoir qui leur demande de se taire, et les multinationales ogresques. Que l’on songe au groupe Bolloré qui, en devenant propriétaire d’une bonne partie du secteur du livre, de la création cinématographique et de chaînes de télévision, de festivals et de catalogues de musiciens, choisit quelles œuvres seront éditées, quel film sera produit, quel musicien pourra être mis en avant. D’autres grands majors liés à des grands groupes financiers placent auteurs, chanteurs et musiciens sous leur domination jusqu’à devenir propriétaires des festivals. Aussi concurrents qu’associés avec les géants nord-américains du numérique, ils finiront d’écraser la diversité culturelle et de donner le coup de grâce à l’exception culturelle, qui n’est autre que le soutien public à la création et le gage de son indépendance des puissances d’argent. Oui, l’exception culturelle est menacée. Il est du devoir de l’État de la protéger. Redoublons de vigilance et de soutien au monde de la création, car comme ne cessait de le répéter notre regretté Jack Ralite, « La culture se porte bien, pourvu qu’on la sauve ! »

Image personnelle de Justine Triet par Yann Rabanier.


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