À quelques jours d’un scrutin crucial en Turquie


Par Pascal Torre, co-coordinateur du Collectif National Solidarité Kurdistan.

Le 14 mai 2023, deux scrutins cruciaux, présidentiel et législatif, se tiendront en Turquie. Après une longue séquence de victoires presque ininterrompues, la formation islamo-conservatrice (AKP) de R.T. Erdogan joue sa survie politique. Bien qu’incertaine, une victoire de l’opposition pourrait constituer un bouleversement sur le plan intérieur et international même si de forts éléments de continuité demeureront.

Depuis la réforme constitutionnelle de 2017, un régime autocratique s’est installé dans lequel le président concentre tous les pouvoirs, reléguant le Parlement à une simple chambre d’enregistrement. Même si la composition de l’Assemblée nationale de Turquie déterminera partiellement les politiques mises en œuvre, la présidentielle polarise l’ensemble du débat public. Quatre candidats se disputent la magistrature suprême. Le président sortant, R.T. Erdogan conduit l’ «Alliance Populaire» composée de l’AKP, de l’extrême-droite (MHP) et de partis islamistes. Son principal adversaire, Kemal Kiliçdaroglu (CHP) dirige une coalition hétéroclite de six partis d’opposition, mélange de libéraux, du centre-droit voire d’ultra-conservateurs. Enfin, deux candidatures dissidentes, celle de Muharrem Ince (CHP) et celle de Sinan Ogan (MHP) complètent cet ensemble.

R.T. Erdogan est-il menacé ?

Même si R.T. Erdogan dispose toujours d’un fort ancrage électoral, jamais le consensus autour de sa personne ne s’est autant rétréci tandis que sa base sociale ne cesse de s’effriter. Plusieurs facteurs contribuent à ces évolutions.

La Turquie connait depuis dix ans une crise économique d’ampleur avec une forte inflation, une dévaluation monétaire considérable qui a provoqué une chute du niveau de vie des populations fragilisant une partie de l’électorat populaire et les couches moyennes.

Le renforcement de la centralisation des pouvoirs notamment après la tentative de coup d’État de 2016 a créé un système de gouvernance personnel favorisant l’érosion des institutions, la destruction de tout mécanisme de contrôle, la para-militarisation de l’État aboutissant à des régressions démocratiques. La répression des dissidences, du parc Gezi à la procédure d’interdiction du Parti démocratique des peuples (HDP), dont six mille militants sont emprisonnés, a créé un climat de terreur blanche. Toute expression du dissensus est interdite, réduisant les opposants à des « traîtres », des « ennemis », des « terroristes », faisant de la politique une vendetta suscitant un malaise et une désaffection au sein même de son électorat.

Enfin, le tremblement de terre de février 2023 qui a fait entre 50 et 70 000 victimes, 100 000 blessés et des millions de sans-abris a suscité une immense colère et une remise en cause du modèle de développement de l’AKP. La population, abandonnée à son sort, surtout dans les régions alévies et kurdes, réclame des comptes sur le retard des secours qui résulte d’un détricotage de l’appareil d’État et sur des constructions à moindres coûts, dérogeant aux normes antisismiques. Des entrepreneurs corrompus qui constituent la véritable base sociale du régime ont constamment été amnistiés par le système de R.T. Erdogan.

Si la politique extérieure a un impact mineur sur le choix des électeurs, R.T. Erdogan a tenté de valoriser l’engagement international de la Turquie dans les crises récurrentes afin de détourner l’électorat des problèmes intérieurs. La question des 3,5 millions de réfugiés syriens constitue cependant un motif de tensions avec le basculement xénophobe de l’opinion publique. Le pouvoir turc entend les expulser vers les terres du nord de la Syrie et il n’est pas exclu que R.T. Erdogan déclenche une nouvelle opération militaire contre le Rojava afin d’exalter le nationalisme.

Les oppositions

Si les iniquités sont nombreuses et le processus électoral injuste, l’opposition parvient tout de même à faire entendre sa voix. Si elle demeure hypothétique, sa victoire semble possible. Les oppositions se composent de deux entités.

Kemal Kilçdaroglu a été désigné comme tête de liste de l’« Alliance nationale », au terme d’un processus long et difficile. Les divisions laissent planer le doute sur d’éventuelles instabilités ultérieures. Les six partis se sont pourtant mis d’accord sur un programme volumineux dont le ciment est la volonté de revenir à un régime parlementaire et d’en finir avec le présidentialisme. Il mentionne également la libération des prisonniers politiques, le retour à l’État de droit avec l’assainissement de la justice et le rétablissement d’une presse libre. Il entend revenir à une diplomatie institutionnalisée, apaiser les relations avec l’Union Européenne et normaliser les rapports avec l’Otan.

Cependant dans ce programme, le terme « kurde » n’apparaît nulle part car l’une des composantes, issue de l’extrême-droite « Le Bon Parti » leur est hostile. Cela n’a pas empêché des rencontres de se tenir entre le CHP et le HDP dans lesquelles des engagements auraient été pris en faveur d’initiatives visant à s’engager dans un processus de règlement politique de la question kurde.

Le Parti Démocratique des Peuples (HDP) est la troisième force parlementaire du pays et est sous le coup d’une procédure d’interdiction. Formation de gauche, unissant les forces démocratiques, elle dispose d’un programme progressiste, féministe et écologique respectueux de toutes les diversités. Dans la future assemblée parlementaire, le HDP constituera une force charnière indispensable à toute majorité.

Le HDP a pourtant fait le choix stratégique de ne pas présenter de candidature à la présidentielle et cela constitue, à l’évidence, un rétrécissement du champ politique. Cette option, qui témoigne d’un sens élevé des responsabilités, constitue un préalable pour faire renaître l’espoir et ouvrir le champ à de nouvelles opportunités.

Un scrutin à haut risque

En dépit de sondages légèrement favorables au candidat du CHP, il serait bien imprudent de faire des pronostics qui, à l’issue du scrutin, seront serrés.

R.T. Erdogan bénéficie toujours d’une base sociale et électorale solide, dispose d’un appareil politique à sa mesure et de positions dans l’appareil d’État et les médias. Il a de surcroît toujours su rebondir dans l’adversité.

Pendant cette période électorale, la répression ne marque pas de pause. Afin d’impressionner l’électorat kurde, fin avril, plus de 150 avocats, militants des droits de l’Homme, artistes… viennent d’être brutalement arrêtés, accusés de complicité avec le PKK.

Depuis la défaite aux municipales de 2019 dans de nombreuses villes, l’AKP a pris la mesure d’une chute de popularité, renforcée par les conséquences du tremblement de terre. Pour y faire face, elle a déployé l’arsenal clientéliste avec une série de mesures qui achèvent de siphonner les ressources de l’État : hausse du salaire minimum, abaissement de l’âge de la retraite, construction de logements pour les plus démunis… L’argent en provenance des pays du Golfe ou d’oligarques russes facilite les distributions de liquidités aux électeurs.

Par ailleurs, dès les premières heures du séisme, R.T. Erdogan a multiplié les mesures pour reprendre la situation en main : menaces et arrestations contre ceux qui expriment des critiques, interruption d’internet quelques heures, suppression des cours en présentiel dans les universités, contrôle total des aides et proclamation de l’état d’urgence qui de ce fait devient permanent.

R.T. Erdogan peut également s’appuyer sur le Diyanet, le département officiel des affaires religieuses, et de nombreuses confréries.

Dans la continuité du scrutin constitutionnel, les risques de fraudes sont immenses notamment dans les zones où le séisme s’est produit. Le pouvoir islamo-conservateur pourrait également ne pas reconnaitre le résultat ou déposer des recours devant une commission électorale qui lui est outrageusement acquise.

En 2015, après avoir été mis en minorité, R.T. Erdogan n’avait pas hésité à faire entrer le pays dans une spirale de violence en refusant de rendre le pouvoir. Dans cette perspective, il n’hésitera pas à utiliser la force et peut compter sur des organisations paramilitaires (SADAT), la police et des groupes criminels pour transformer le pays en enfer. Cette menace de chaos inquiète et pousse au pessimisme. La Turquie basculerait dans une terrible dictature.

Les défis internationaux de demain

En dépit du fait qu’un nombre croissant de Turcs estime qu’un changement de politique est nécessaire, une victoire de R.T. Erdogan, qui bénéficie du soutien de V. Poutine, ancrerait et institutionnaliserait l’autocratie et renforcerait l’agressivité extérieure notamment dans le Nord de la Syrie et en Irak, avec la complicité de forces djihadistes renaissantes.

Ces dernières années, l’hyperactivité turque sur le plan international, a apporté des bénéfices politiques et économiques mais a aussi accentué les difficultés interétatiques. Dans un contexte de dépolarisation, la Turquie bénéficie de nouveaux espaces et d’opportunités pour se tailler un rôle de moins en moins marginal. En cas de victoire de l’opposition, il ne faudra pas s’attendre à un changement fondamental sauf peut-être avec l’Union Européenne et l’Otan. Ankara conservera des liens privilégiés avec l’Azerbaïdjan, impulsera la même politique conquérante en Afrique tandis que les dossier grecs, chypriotes et de la Méditerranée orientale resteront bloqués.

Sur le conflit ukrainien, la Turquie a adopté une position ambiguë. Elle fournit des drones à Kiev et maintient des liens économiques étroits avec Moscou. Derrière la position turque se cachent des considérations liées aux opportunités offertes par le contexte afin de maximiser les gains. Les pays occidentaux y voient un signe du peu de fiabilité de la Turquie mais n’entendent pas se priver de son soutien.

Quelles incidences pour la France ?

Au-delà de considérations géopolitiques, la France devrait être attentive aux évolutions de la Turquie, infléchir sa politique et mettre un terme à la politique répressive dont sont victimes les Kurdes sur notre territoire.

Les assassinats de décembre 2022, dix ans après la mort des trois militantes kurdes à Paris, illustrent les fondements des alertes de nombreuses associations sur les menaces qui pèsent sur cette communauté et l’absence criante de protection dont ils font l’objet.

Les intimidations récurrentes contre les militants (arrestations, procès, gel des avoirs…) témoignent des contresens et du caractère contreproductif des orientations adoptées par Paris. Singer R.T. Erdogan, élargit ses marges diplomatiques, favorise ses diverses formes de chantage, encourage la résurgence de l’EI que les Kurdes affrontent et entrave tout processus de paix en maintenant la fiction que le PKK est une organisation terroriste. Voici quelques jours, onze militants kurdes, originaires de Marseille, ont été lourdement condamnés. Alors que le CHP a indiqué vouloir libérer des militants kurdes, la France s’inscrit de toute évidence dans une voie erronée lourde de conséquences. La libération de tous les prisonniers politiques kurdes, en Turquie comme en France, est le seul moyen de bâtir un chemin vers la paix.

Enfin, de nombreuses associations se sont mobilisées en France et dans le monde après le terrible tremblement qui a affecté la Turquie et la Syrie. Le contrôle exclusif de l’aide par le pouvoir turc est source d’injustices flagrantes à l’égard des Alévis, des Kurdes de Turquie et de Syrie. Paris devrait contribuer à ce que ces aides bénéficient à toutes les victimes du séisme.



Le scrutin qui aura lieu le 14 mai 2023 est donc capital. Il peut ouvrir des perspectives nouvelles dans le sens de l’apaisement mais les craintes demeurent considérables face aux risques d’un basculement vers une nouvelle dictature.

Image par Gustave Deghilage sous licence CC BY-NC-ND 2.0.


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