Par Hugo P.
Dans les semaines qui viennent de s’écouler, Olivier Dussopt, comme maître d’œuvre de la réforme des retraites, aura essentiellement prêté à rire. Les confidences qu’il a accordées au Monde à l’issue de l’examen de la loi à l’Assemblée Nationale atteignent ainsi des sommets. On y découvre notamment que le bonhomme se lève à 5h15, enchaîne cinquante pompes et suit un régime protéiné à base de steaks tartares : « Ce n’est pas parce que j’ai une petite voix que je n’ai pas de caractère », précise-t-il. Le tout ressemble à une mauvaise sitcom – on attend des rires enregistrés, qui ne viennent pas. Il faut donc partir à la recherche du rationnel derrière l’absurde, et se demander ce qui peut provoquer un tel effondrement psychologique au cœur de l’appareil gouvernemental.
Très vite, on se heurte à un fait inhabituel : Dussopt comprend et mesure la signification de sa réforme. Il sait que c’est une sale réforme, une réforme honteuse, une réforme coupable. Contrairement à la plupart de ses collègues, qui n’ont jamais vécu hors des salons dorés et des grands bureaux, il connaît la classe ouvrière, puisqu’il en vient. Il l’a d’ailleurs défendue, jadis, dans l’opposition (socialiste) à Nicolas Sarkozy et à François Fillon. À cette époque, il s’enorgueillissait de porter la voix des siens ; de ses parents, mais aussi de tout le milieu qui l’a vu naître, des cousins, des voisins, de celles et de ceux que l’on côtoie au collège et au lycée, que l’on ne revoit plus guère ensuite, mais qui comptent. Les 35 heures de travail hebdomadaires, ou la retraite à 60 ans, qu’il a tant promues, ne sont pas pour lui des abstractions vides de sens, des formules routinières, des mots en l’air ; il sait pourquoi ces dispositifs existent, il sait qui en a besoin. Il met des noms et des visages sur ces catégories socio-professionnelles – Stéphanie, Damien, Céline ? Ce sont les complices de sa première bière, de son premier concert, de son premier baiser.
S’il s’est longtemps tenu de leur côté, aujourd’hui, avec sa réforme, il les trahit ; comment pourrait-il l’ignorer ? Les uns et les autres sont devenus, qui cariste, qui infirmière, qui ATSEM. Comme lui, ils sont désormais jeunes cinquantenaires, et la question du départ à la retraite, en ce moment même, prend dans leur vie un caractère concret. On calcule ses droits, on fait des plans, on s’inquiète. Pas plus que la retraite à 60 ans, la retraite à 64 ans ne peut être, pour ce ministre-là, une abstraction vide de sens : il met des noms et des visages, non seulement sur des catégories socio-professionnelles, mais sur les victimes de sa politique. La fébrilité d’Olivier Dussopt est la fébrilité d’un homme qui se sait fautif.
Pourquoi, alors, persiste-t-il sur ce chemin ? On doit se contenter de suppositions, mais il faut se mettre à la place d’un homme qui, en quelques années, passe de la cantine étudiante au restaurant de l’Assemblée Nationale, pour atterrir finalement dans les dîners luxueux des ministères. Il est fier, pourrait-il ne pas l’être ? Fier d’être devenu si important, fier d’avoir déjoué le destin auquel le vouaient les dieux terribles de la sociologie. Il est entré dans le cercle hermétique des belles personnes qui comprennent le monde et dont les conciliabules changent le cours de l’histoire ; son initiation a vengé bien des frustrations, bien des privations. Ces belles personnes, il les admire, évidemment, et il envie leur aisance, le naturel avec lequel elles se comportent dans les arcanes du pouvoir. Il voudrait être reconnu comme l’un des leurs, enfiler le costume d’un véritable homme d’État, compétent et responsable, convaincu et convaincant. En même temps, il les hait aussi, eux, les héritiers, qui n’ont jamais eu à faire leurs preuves.
La vocation de Rastignac, cependant, est exigeante ; comme Dussopt, il faut être disposé à de nombreux sacrifices.
Il y a le travail acharné, les soirées consacrées au parti, ainsi qu’au député dont il fut collaborateur parlementaire. La vie personnelle en souffre, mais le quotidien d’un militant dévoué peut être exaltant. La politique n’est plus cette chose désincarnée que l’on se contente de commenter de l’extérieur : on retrouve un peu de soi dans tel discours, tel projet de loi, tel événement public. On apprend, on comprend, on influence.
D’autres sacrifices sont venus, de nature différente. Il a fallu avaler des couleuvres. Déjà, au parti socialiste avant 2012, il arrivait qu’on ne soit pas trop regardant, qu’on vote telle mesure douteuse dans telle collectivité territoriale, qu’on s’arrange avec un lobbyiste, qu’on fasse semblant de ne pas voir certaines situations sociales ; mais, disait-on en chœur, il s’agit de compromis nécessaires, au service d’une cause plus grande. La gauche responsable, « de gouvernement », c’est encore la gauche – on avait fait les 35 heures, et on ferait encore mieux la prochaine fois.
Le quinquennat de François Hollande, naturellement, fut un tournant. Au nom d’une « cause plus grande », il fallut accompagner l’ANI, la déchéance de nationalité, la loi Travail. Bien sûr, pour Dussopt, la contradiction n’a jamais franchi les limites du supportable ; simple courtisan, il n’était pas au premier plan et avait suffisamment de métier pour embobiner les habitants de sa circonscription. Il a sans doute connu des moments de malaise, mais peut-être, à ce moment-là, croyait-il encore agir pour l’intérêt général ? En tous cas, le double langage et la tromperie acrobatique, petit à petit, sont devenues des habitudes fermement enracinées. En cela, il est à l’image des bureaucrates socialistes de sa génération, qui ont servi de première enveloppe à la Macronie naissante et lui ont donné son ADN, son goût du grand écart idéologique, du « en même temps », de l’oxymore clinquant.
À partir de 2017, évidemment, la situation devient plus inconfortable. Lors de l’élection présidentielle, il appuie Manuel Valls, puis Emmanuel Macron ; les éléments de langage des traditions socialistes (« une majorité présidentielle de progrès ») ne parviennent plus guère à voiler ce qui apparaît de plus en plus nettement comme un reniement. Lui-même, en tous cas, ne peut plus être dupe. Il a choisi son camp, et il sait que ce n’est pas celui de Stéphanie, Damien, Céline – peut-être lui arrive-t-il d’y penser brièvement, à 6h du matin, entre ses cinquante pompes et la consultation de son agenda. Mais, pour réaliser ce qu’on attend de lui, il doit nécessairement conjurer l’image de ces dommages collatéraux, les enfouir à l’arrière-plan de sa conscience. Devenu ministre, il cultive, par-dessus tout, cette capacité à faire le vide. Ainsi, la réforme de la fonction publique qu’il conçoit en 2019 peut mettre à l’ordre du jour l’augmentation du temps de travail, la rémunération au mérite et les suppressions de postes (dans le paquet, il parvient aussi à glisser la suppression de l’Ena – sa revanche contre les héritiers ?). Il ne reste pas grand-chose de la « cause plus grande » qui faisait vibrer le jeune militant socialiste, mais il n’est pas encore nécessaire de tomber complètement le masque, de s’expliquer devant l’opinion publique. Dussopt est périphérique dans l’équipe gouvernementale, et périphérique dans les grands heurts du quinquennat, Gilets jaunes, retraites, Covid.
Vient alors 2022. Dans l’intervalle, il s’est maladivement accoutumé au sentiment monarchique que procure le pouvoir, aux honneurs, aux collaborateurs, aux serviteurs, aux palais de la République, aux lois qui portent son nom. Il ne peut plus être question de s’en passer, de retourner de l’autre côté de la machine gouvernementale – du côté des invisibles.
Pourtant, comme ministre du Travail, il devra porter et assumer la réforme de l’allocation-chômage, puis la réforme des retraites. Un véritable homme d’État ne s’arrête pas à ces sentiments naïfs, mais il n’y a pas de chantier plus salissant, de reniement plus explicite. Il n’est plus seulement question de Stéphanie, Damien, Céline, mais également de ses propres parents, qui ont passé des années au chômage et, après avoir échoué à monter leur entreprise, sont arrivés à la retraite avec des carrières hachées. Il a nécessairement dû négocier avec sa conscience, non plus seulement à 6h du matin, mais à toute heure du jour et de la nuit ; ressasser des arguments comptables pour se convaincre qu’il n’y a pas le choix, insister sur l’index seniors ou sur les mesures de pénibilité pour se trouver des excuses. Il a dû, aussi, se dire qu’il n’est pas responsable, que cette réforme aurait été mise en œuvre, avec ou sans lui – et s’il n’est pas responsable, alors il n’est pas non plus coupable. Mais tous ces arguments sont bien légers.
Ils sont si légers, en fait, qu’ils ont volé en éclats sous le feu roulant du débat parlementaire. Bien sûr, les cafouillages de la majorité n’ont pas aidé, sur la retraite minimum à 1200 € ou sur les retraites des femmes. Dussopt voulait mener la réforme autrement, mais on ne lui a pas laissé le choix, et il est impossible de changer le passé. Dès lors, il a bien fallu faire face au présent. Les uns lui ont rappelé ce qu’il disait et qui il était, à l’époque où il n’avait pas encore trahi – ils ont cité, mot pour mot, l’intervention qu’il prononçait en 2010 contre François Fillon. Les autres ont convoqué les mânes des victimes présentes et à venir de sa politique, de sa politique à lui – ils l’ont même qualifié d’assassin. D’assassin et d’imposteur… Finalement, l’opposition a aussi fait voler en éclats ses arguments comptables, et a même balayé l’index senior, le dernier mensonge qui lui permettait de se regarder en face.
Tout est allé très vite : en 15 jours, 15 ans de travail patient ont volé en éclats. Ces 15 jours de débat parlementaire, en effet, lui ont immédiatement arraché le déguisement auquel il avait consacré sa vie d’adulte. Tout à coup, il n’était plus, ni un homme d’État responsable, ni le porte-parole des gens qu’il fréquentait au collège ; il n’était plus que ce misérable petit renégat, défendant une réforme cruelle pour avoir le droit de participer aux dîners des ministères. Ces derniers sont alors apparus pour ce qu’ils sont : des « dîners de cons », où le rôle qui lui revient est celui de François Pignon. Lui qui voulait tant être admiré s’est retrouvé ridiculisé dans le pays entier, sur les réseaux sociaux, à la télévision, sur les pancartes des manifestants, et sans doute même dans sa circonscription. L’homme, depuis toujours, consulte maladivement la presse : il n’ignore rien de ce qui se dit. Reste à savoir à quel point il y a été confronté – lui a-t-on adressé ces messages moqueurs personnellement, au travers de sa boîte aux lettres institutionnelle ou de sa page Facebook ? Ses assistants ont-ils essayé de les filtrer, ou a-t-il tenu à faire face, pour s’épargner l’enfer des spéculations ? A-t-il reconnu le compte de Stéphanie, de Damien ou de Céline derrière l’une de ces interpellations ?
En tous cas, la descente est brutale. Rien d’étonnant à ce qu’il se sente redevable de Marine Le Pen qui, contrairement à la Nupes, l’a épargné dans l’hémicycle. Rien d’étonnant, non plus, à ce qu’il ait « craqué » en fin de séance. N’importe qui, à sa place, aurait craqué aussi. Enfin, pas exactement : ses collègues du gouvernement n’auraient pas craqué, car eux ne portaient pas de déguisement et n’ont jamais eu besoin de dissimuler leur positionnement politique. Ils n’ont pas honte et n’ont pas de raison d’avoir honte. Sans doute, dans ce moment, les a-t-il enviés, plus que jamais. Il y a aussi un sentiment d’injustice : il n’est pas seul à avoir trahi, pourquoi serait-il seul à assumer ? Il rappelle à Boris Vallaud son rôle dans la loi Travail de 2016, mais rien n’y fait. Les belles personnes s’en tirent toujours.
Ses collègues, justement, ont bien vu qu’il marquait le pas. Bien sûr, ils n’ont pas véritablement ressenti d’empathie – après tout, c’est eux qui ont décidé de l’utiliser comme paratonnerre, de le sacrifier impitoyablement sur l’autel d’une « réforme nécessaire ». Mais enfin, il ne faudrait pas qu’il s’effondre avant que le texte soit promulgué. Alors, ils font ce qu’ils peuvent pour l’encourager. Il y a les petites attentions évoquées dans l’article du Monde, de la part d’Emmanuel Macron, de Gérald Darmanin ou d’Agnès Firmin-Le Bodo – un massage des cervicales ! Il y a les protestations de sympathie et de soutien s’étalant sur tous les plateaux de télévision. Il y a même une tribune de 1000 élus et militants prenant sa défense. Mais ces interventions ne changent pas grand-chose : Dussopt n’est pas idiot. Il voit bien, maintenant, qu’il ne rebondira pas. Il s’agite simplement sous l’effet de la panique et de l’humiliation – il tient tout de même à « gagner », c’est-à-dire à faire passer sa réforme.
Telle est la tragédie sur laquelle reposent les moments de comédie dévoilés dans l’article du Monde. L’homme qui s’adresse aux journalistes au lendemain de la clôture des débats à l’Assemblée nationale est un homme dont la personnalité et l’image publique se sont disloquées dans la grande centrifugeuse de la lutte des classes. Alors, encore sonné sous les coups, à l’heure où tout tangue et où il ne trouve plus de points d’appuis, il se raccroche à la seule fierté qui lui reste, celle dont il est sûr que personne ne pourra la lui retirer. Elle tient en peu de mots : contrairement à ses contempteurs, il est un bonhomme, un vrai, qui fait des pompes et mange de la viande crue (malgré sa petite voix, il tient à le préciser). Rires enregistrés, clap de fin, crédits.
Sans doute, méditant rétrospectivement sur les événements de l’année 2023, Olivier Dussopt finira-t-il par se convaincre que le naufrage était évitable. Il aurait fallu être plus ferme sur tel point, plus coulant sur tel autre ; mieux dialoguer avec tel partenaire social, exiger tel positionnement du gouvernement. Tous les individus broyés par la marche de l’Histoire sont tentés de se réfugier dans ce genre d’illusions. En réalité, il n’aura été que la victime sacrificielle de la couche sociale à laquelle il appartient, celle des bureaucrates de troisième ordre qui, durant des décennies, ont servi d’interface entre les classes populaires et la politique de la bourgeoisie. Aujourd’hui, une telle interface est devenue vaine : dans un contexte de crise générale, les antagonismes de classe, eux-mêmes, se sont généralisés.
Toute initiative politique de la bourgeoisie, à l’image de la réforme des retraites, est désormais vécue par le prolétariat comme une agression insupportable ; et à l’inverse, toute initiative politique du prolétariat, à l’image du mouvement des Gilets jaunes, est désormais vécue par la bourgeoisie comme une déclaration de guerre. Les professionnels du compromis douteux, sentant le sol se dérober sous leurs pas, courent en tous sens, demandant aux uns d’être plus responsables, aux autres d’être moins inflexibles, et se heurtant partout au même mépris, aux mêmes quolibets. Ils sont suspendus dans le vide et, comme groupe social, ils peinent à admettre qu’ils appartiennent au passé. Le sort d’Olivier Dussopt devrait pourtant leur servir d’avertissement : il advient de lui ce qu’il advient toujours des hommes politiques qui essaient de dépasser leur date de péremption… Ils disparaissent dans le néant.
Image par Pierre Antoine sous licence CC BY-SA 4.0.