Organiser le vide


Traduction de l’article « Organizing the void » de Daniel Finn, paru dans la revue Jacobin en décembre 2022. Image par Patrice Leclerc.

La nouvelle gauche en Europe et en Amérique du Nord n’a pas fait la transition de symptôme de la crise démocratique à remède efficace.

De nombreux commentateurs politiques sont préoccupés par la menace pour la démocratie que représentent les barbares indisciplinés aux portes du pouvoir, comme les partisans de Donald Trump qui ont fomentés l’émeute du Capitole pour empêcher l’investiture de Joe Biden. Mais si les institutions de la démocratie libérale semblent vulnérables à une menace extérieure, c’est surtout parce que la citadelle a été vidée de l’intérieur. Lorsque la politicienne d’extrême-droite Giorgia Meloni a remporté la victoire aux élections italiennes cet automne, la participation était plus basse que jamais. L’indifférence face à la faillite de l’ordre démocratique est bien plus répandue que le désir d’expérimenter la dictature.

Il ne fait guère de doute que la démocratie est en difficulté.

En dehors du cycle électoral, l’adhésion aux partis politiques a considérablement diminué. En plus de ne pas avoir de base sociale de masse, les partis n’ont plus de liens solides avec les corps intermédiaires comme les syndicats qui les maintenaient autrefois en contact avec la société. Sans membres et groupes affiliés pour les aider dans leurs efforts, les équipes dirigeantes des partis deviennent de plus en plus dépendantes des dons des entreprises et des riches pour financer leurs campagnes. Les politiciens cherchent également dans le monde des affaires des formes lucratives d’emploi après la fin de leur carrière, renforçant le désenchantement général envers une classe politique dont les membres semblent liés à des intérêts économiques privés et principalement préoccupés par leur propre enrichissement. Cette forme réduite de la démocratie s’est révélée très vulnérable aux chocs soudains, surtout depuis la grande crise de 2008-2009. Les candidats hors des structures politiques comme Donald Trump peuvent prendre le contrôle de partis existants et les plier à leur volonté. De nouvelles forces politiques, ou d’anciennes qui ont subsisté en marge pendant des décennies, peuvent se frayer un chemin jusqu’au devant de la scène, comme le Mouvement 5 étoiles en Italie ou le Parti national écossais. Les partis traditionnels de gouvernement peuvent s’effondrer soudainement, du Fianna Fáil en Irlande aux socialistes français ou au Pasok en Grèce.

Des auteurs tels que Colin Crouch et Peter Mair, qui ont analysé ce phénomène, ont travaillé les analogies entre le paysage politique actuel et les décennies d’après-guerre, lorsque les niveaux d’engagement populaire dans les partis politiques étaient beaucoup plus élevés. Il s’agissait là d’un moment historique particulier rendu possible par des conditions qui n’existent plus aujourd’hui. Nous ne pouvons comprendre ce qui est arrivé à la démocratie politique qu’en le reliant au développement du capitalisme depuis les années 1970. Comme l’a observé le sociologue Göran Therborn : « La démocratie ne s’est développée ni à partir des tendances positives du capitalisme, ni comme un accident historique, mais à partir des contradictions du capitalisme. »

Pendant de nombreuses années, on a généralement cru que le capitalisme et la démocratie étaient incompatibles. Les défenseurs du capitalisme ont résisté au suffrage universel car ils pensaient que les travailleurs utiliseraient leur droit de vote pour exproprier les classes possédantes ; les opposants au capitalisme l’ont soutenu et ont espéré le même résultat. L’expérience des États-Unis à la fin du XIXe et au début du XXe siècles suggérait que les deux camps pouvaient avoir tort : les hommes blancs de toutes les classes ont acquis le droit de vote, mais l’ordre social est resté intact. Même s’il a fallu trente ans de guerre et de révolution entre 1914 et 1945 pour établir la démocratie capitaliste comme la forme politique dominante en Europe occidentale.

C’est la pression des mouvements syndicaux qui a obligé les classes dirigeantes d’Europe à concéder le suffrage universel après une longue et amère lutte. Après la défaite du fascisme, ces classes dirigeantes ont accepté qu’une forme de démocratie puisse être conciliée avec le système capitaliste, mais elles savaient que les travailleurs ne seraient pas satisfaits du simple droit de vote. Le compromis social d’après-guerre entre le travail et le capital était censé rendre impossible un retour aux conditions d’existence des années 1930. Le plein emploi, l’extension de la propriété publique et des niveaux beaucoup plus élevés de dépenses sociales étaient des caractéristiques essentielles de ce nouveau modèle politique. Dans le même temps, les syndicats aux États-Unis ont poussé le Parti démocrate à établir une version light de l’État-providence européen.

Selon les mots de Therborn, la démocratie capitaliste n’a prouvé sa viabilité « qu’en raison de l’élasticité et du caractère expansif du capitalisme, qui ont été gravement sous-estimées par les libéraux classiques et les marxistes ». Mais dans les années 70, la fin des trente glorieuses a considérablement réduit cette élasticité. Un régime de plein emploi avait encouragé les travailleurs à devenir plus conscients de leurs forces et à poser des exigences que les capitalistes et leurs représentants politiques jugeaient totalement inacceptables, notamment l’extension de la démocratie aux lieux de travail et le contrôle social de l’investissement. La contre-révolution néolibérale qui a suivi a cherché à remettre la démocratie dans sa boîte.

Il n’était plus possible d’imposer des restrictions simples au droit de vote. La démocratie était devenue un cri de ralliement si important pour les États-Unis et ses alliés dans leur rivalité avec l’Union soviétique qu’il ne pouvait y avoir de renonciation formelle à ses principes fondamentaux. Au lieu de cela, la contre-révolution néolibérale a cherché à préserver les formes de l’ordre démocratique tout en vidant son contenu.

Les gens pouvaient toujours voter pour qui ils voulaient, mais le contrôle de la politique économique a été transféré à des organismes non élus, que ce soit à l’intérieur de l’État (comme la Réserve fédérale et la Banque d’Angleterre) ou à l’extérieur (comme le Fonds monétaire international et la Banque centrale européenne). La déréglementation des marchés financiers leur a donné la mainmise sur les gouvernements nationaux, tandis que la nature de plus en plus mobile des grandes sociétés a rendu plus difficile la régulation de leurs activités.

Au même moment, il y eu une poussée concertée pour désorganiser la classe ouvrière. L’adhésion aux syndicats a régulièrement diminué, en partie en raison des lois anti-syndicales et des offensives des employeurs, mais en partie également parce que les industries où les syndicats étaient traditionnellement forts ont perdu des travailleurs à un rythme spectaculaire. Les taux de grève ont chuté à des niveaux historiquement bas. Malgré quelques rares exceptions à cette tendance, le tableau d’ensemble était clair.

Dans ce contexte, les partis traditionnels de gauche pouvaient encore remporter des élections, mais il était très difficile pour eux de mener à bien les réformes les plus élémentaires une fois au pouvoir. Le plus souvent, ils n’essayaient même pas. Dans les années 1990, tout ce que pouvait attendre le peuple des gouvernements sociaux-démocrates était quelques ajustements très prudents au modèle économique néolibéral. Aux États-Unis la régulation du capitalisme, issue du New Deal, a toujours été plus faible, il a été plus facile de la démanteler, et les démocrates ont volontiers échangé leur relation avec le mouvement syndical organisé contre des liens étroits avec Wall Street et la Silicon Valley.

Après la crise financière de 2008, les partis de centre-gauche ont fini à la hache ce qui restait de la social-démocratie en Europe, et les démocrates sous Barack Obama ont fait tout leur possible pour restaurer le système financier exactement tel qu’il était avant. Ce n’était pas là le début du bouleversement des comportements électoraux – le processus a commencé beaucoup plus tôt – mais cela a révélé la faiblesse de l’ancrage des forces politiques traditionnelles. Les partis de centre-droit ont également souffert dans les urnes lorsqu’ils ont mis en œuvre des politiques d’austérité, pour autant leur base sociale qui a toujours été plus aisée, n’a pas payé le prix du chômage de masse et des coupes dans les dépenses publiques, la Grande Récession ne les a donc pas autant affectés.

Comme la nature, la politique a horreur du vide, et il n’y a pas eu de pénurie de candidats pour le remplir. À gauche, diverses forces ont essayé d’occuper les espaces politiques que les partis sociaux-démocrates traditionnels ont abandonnés. Il y a eu des avancées spectaculaires qui semblaient difficiles à imaginer avant 2008. Le socle électoral de Syriza est passé de moins de 5 % des voix en 2009 à plus de 36 % six ans plus tard, lui permettant de supplanter le parti de centre-gauche grec, Podemos est arrivé très près de dépasser les socialistes espagnols lors des deux élections de 2015-16. La France insoumise est devenue la force dominante de la gauche française après deux campagnes présidentielles à fort impact menées par Jean-Luc Mélenchon.

Jusqu’à présent, la nouvelle gauche en Europe et en Amérique du Nord est un symptôme de la crise démocratique, sans parvenir à en être un remède efficace. Au gouvernement, des partis tels que Syriza et Podemos ont pu apporter au mieux des améliorations à la marge, mais aucun changement paradigmatique pour sortir du néolibéralisme. Les gains électoraux soudains peuvent être perdus aussi rapidement dans un environnement politique volatile. Les mouvements sociaux récents comme les Indignados espagnols ou les Gilets jaunes ne possèdent pas le poids organisationnel à long terme des syndicats qui ont soutenu les partis ouvriers du XXe siècle.

Organiser le vide ouvert par l’affaiblissement de nos démocraties est rendu d’autant plus difficile qu’il faut faire face au national-populisme de droite. Les partis de gouvernement ont créé les conditions idéales pour ceux qui veulent expliquer la baisse du niveau de vie par la référence à la race ou à l’identité nationale plutôt que par la classe, en réduisant artificiellement le clivage gauche-droite à un moment où la polarisation sociale a fortement augmenté.

De Donald Trump à Nigel Farage en passant par Marine Le Pen et Giorgia Meloni, les démagogues de droite continueront d’exploiter cette opportunité aussi longtemps qu’elle leur restera ouverte. Étant donné que leur programme politique est basé sur le bouc émissaire des minorités vulnérables, il est beaucoup plus facile de traduire ce programme en politique gouvernementale sans faire face à une forte opposition, qu’il ne l’est de défendre un programme de gauche qui entre en conflit avec de puissants intérêts économiques.

La crise de la démocratie est finalement une crise du capitalisme, et il n’y a aucun moyen d’y remédier sans affronter le pouvoir exorbitant de la classe capitaliste.

Image par Patrice Leclerc.


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