Comprendre la procédure parlementaire derrière la réforme des retraites


Par Marie Jay

Le fonctionnement des institutions parlementaires et les diverses tactiques qui y sont associées sont essentiels pour comprendre l’état du débat autour de la réforme des retraites, les possibilités de combattre le texte et les attitudes des différents partis.

Adopter une réforme des retraites à travers un texte budgétaire permet de détourner la procédure parlementaire classique

Le gouvernement a fait un choix tactique : inclure son projet de loi de réforme des retraites dans le cadre d’un projet de loi de financement rectificatif de la sécurité sociale (« PLFSSR » / « PIFRSS »), c’est-à-dire un texte budgétaire.

La procédure législative prévoit en effet 2 types de textes budgétaires : les projets de loi de finances et les projets de loi de financement de la sécurité sociale. Ils sont tous deux votés en fin d’année et permettent respectivement de régir le budget de l’État et le budget de la Sécurité sociale. Chacun peut être suivi au cours de l’année par un ou plusieurs projets de loi rectificatifs afin d’ajuster les dépenses et recettes prévues.

Les deux textes se ressemblent car la loi de financement de la sécurité sociale a été construite sur le modèle de la loi de finances, après le Plan Juppé de 1995 et dans une logique d’étatisation de la sécurité sociale : sous l’argument de la maîtrise de l’équilibre budgétaire de la sécurité sociale, le Parlement et le gouvernement sont devenus décideurs de la politique de la Sécurité sociale.

Les textes budgétaires permettent d’utiliser le 49-3 sans limitation ou de mettre en œuvre les dispositions du projet de loi par ordonnance

Les textes budgétaires sont régis par des dispositions particulières, prévues, pour le projet de loi de financement de la sécurité sociale, à l’article 47-1 de la Constitution. Ces dispositions particulières ont été prises avec l’argument de la nécessité d’une continuité budgétaire de l’État (pour éviter les shut down à l’américaine), et avec l’idée que le budget est un texte singulier (traditionnellement, le fait de voter ou non le budget est par exemple le signe de l’appartenance à la majorité ou à l’opposition).

Afin d’adopter le budget dans un temps court, l’article 47-1 prévoit notamment deux dispositions qui réduisent le temps de débat :

  1. « Si l’Assemblée nationale ne s’est pas prononcée en première lecture dans le délai de vingt jours après le dépôt d’un projet, le Gouvernement saisit le Sénat qui doit statuer dans un délai de quinze jours. » 
  2. « Si le Parlement ne s’est pas prononcé dans un délai de cinquante jours, les dispositions du projet peuvent être mises en œuvre par ordonnance »

A noter également : Si depuis la réforme constitutionnelle de 2008, le gouvernement ne peut utiliser l’article 49-3 permettant l’adoption d’une loi sans vote (obligeant les député.es à voter une motion de censure à la majorité en cas de désaccord) qu’une fois par même session parlementaire, le projet de loi de financement de la sécurité sociale n’est pas compris dans cette limitation. Présenter la réforme des retraites par ce biais-là accorde donc un « joker » au gouvernement : il peut potentiellement utiliser l’article 49-3 sur ce texte, et pouvoir à nouveau l’utiliser sur un autre texte.

Le gouvernement a donc trois options pour adopter la réforme des retraites : que le projet de loi soit adopté par le Parlement de manière « classique » (ce qui suppose qu’il n’y ait pas de tactiques de ralentissement du débat par l’opposition afin que le projet soit bien soumis aux voix à l’Assemblée nationale avant la fin des 50 jours), de faire appel au 49-3, ou d’attendre la fin des 50 jours pour mettre en œuvre les dispositions par ordonnance.

Un PLFSSR qui n’est pas soumis au vote à l’Assemblée entraîne une situation inédite, donc incertaine

Du fait du nombre d’amendements déposés lors de l’examen à l’Assemblée nationale, le projet de loi vit une situation inédite : il est désormais examiné au Sénat sans avoir été soumis au vote à l’Assemblée nationale. La nouveauté de la situation complique la compréhension de la procédure et génère des incertitudes.

Désormais, le texte va être examiné durant 15 jours au maximum au Sénat, jusqu’au 12 mars. Durant ce délai, le gouvernement est tenu par l’article 39 de la Constitution : il ne peut théoriquement pas introduire de nouvelles mesures qui n’auraient pas été évoquées lors de l’examen à l’Assemblée nationale, par exemple pour parvenir à un meilleur accord avec Les Républicains. Le gouvernement peut cependant jouer sur le fait que des mesures ne seraient pas entièrement nouvelles (les carrières longues, par exemple, en arguant que des débats ont déjà eu lieu sur le sujet), en prenant le risque d’être rattrapé par le Conseil constitutionnel et de voir ces mesures censurées.

Les sénateurs et sénatrices de gauche ont une stratégie un peu différente de celle de l’Assemblée nationale, du fait notamment de la composition des groupes en présence et de l’absence de groupe LFI au Sénat : ils seraient a priori favorables à un vote sur l’article 7 (article portant sur le report de l’âge de la retraite à 64 ans), puis sur une dilution du débat via des amendements et motions de procédure afin que le texte ne soit pas soumis au vote dans son intégralité.

Une nouvelle lecture à venir à l’Assemblée nationale

Les prochaines étapes : Après le passage au Sénat, le texte sera soumis à une commission mixte paritaire (« CMP »), composée de 7 député·es et 7 sénateurs et sénatrices, qui sera donc à majorité LR/Renaissance (la CMP de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2023 comptait 4 parlementaires Renaissance, 1 Modem, 4 LR, 1 Union centriste, 2 PS, 1 LFI et 1 RN). Cette commission mixte paritaire devra trouver un accord pour proposer un texte en deuxième lecture par les deux chambres. En cas de désaccord, cela demanderait encore une nouvelle navette entre l’Assemblée nationale et le Sénat, l’Assemblée ayant le dernier mot.

Selon la stratégie choisie par la Nupes si la commission mixte paritaire trouve un accord, les conclusions de la commission pourraient ne pas avoir le temps d’être adoptées ; cela vaut d’autant plus s’il n’y avait pas d’accord. Le gouvernement devrait alors devoir choisir entre deux stratégies pour faire adopter le texte : recourir à un 49-3 ou attendre la fin du délai réglementaire de 50 jours (le 26 mars à minuit) pour pouvoir adopter les dispositions par ordonnance.

Détourner la procédure parlementaire engendre de nouveaux risques

Faire adopter le projet de loi, passer par 49-3 ou par ordonnance : quelle stratégie pour quels risques ?

Le recours à un texte budgétaire avait deux avantages pour le gouvernement : soit pouvoir utiliser un 49-3 « gratuit », soit pouvoir éviter le recours au 49-3 en passant par ordonnance, si le texte n’est pas adopté dans les délais impartis. Cette deuxième option est étudiée par le gouvernement car elle lui semble moins « brutale » du point de vue de l’opinion que le 49-3, et qu’elle permet de ne pas ouvrir la voie à une motion de censure qui, si elle est adoptée, peut conduire à un renversement du gouvernement. En effet, les député·es ont la possibilité de déposer une motion de censure et y sont particulièrement incité·es en cas de 49-3 car il s’agit alors de la seule manière d’expliciter un désaccord.

Le recours aux ordonnances est cependant d’autant plus brutal qu’il ne donne pas la légitimité parlementaire au texte, alors même que des soupçons d’inconstitutionnalité pèsent aujourd’hui sur celui-ci. Il pourrait renforcer une volonté de censure du Conseil constitutionnel du fait du détournement de la procédure parlementaire par l’utilisation d’un texte budgétaire pour des mesures ne mettant pas en cause la continuité budgétaire de l’État, et par une atteinte au principe de sincérité des débats parlementaires, si le texte n’a jamais été soumis au vote de l’Assemblée.

Le risque de la censure pour cavalier social

Le projet de loi est également menacé par le choix-même d’avoir recours à un texte budgétaire via la notion de « cavalier social ».

Le cadre réglementaire : En France, le Conseil constitutionnel sanctionne certaines dispositions de loi lorsqu’il considère qu’elles n’ont pas leur place dans le texte utilisé pour les faire adopter. Dans le cadre des lois de finances, cela s’appelle un « cavalier budgétaire », et dans le cadre des lois de financement de la sécurité sociale, un « cavalier social ». En effet, les dispositions qui peuvent être contenues dans ces lois sont régies par l’article 34 alinéa 20 de la Constitution (« Les lois de financement de la sécurité sociale déterminent les conditions générales de son équilibre financier et, compte tenu de leurs prévisions de recettes, fixent ses objectifs de dépenses, dans les conditions et sous les réserves prévues par une loi organique. ») et l’article 1er de la loi organique relative aux lois de financement de la sécurité sociale.

Or, Laurent Fabius, Président du Conseil Constitutionnel, a lui-même fait fuiter dans le Canard Enchaîné du 18 janvier qu’il jugeait inconstitutionnelles a minima deux disposition : l’index sénior et les critères de pénibilité, qui sont hors du champ financier et ne devraient donc pas se retrouver dans un texte budgétaire.

Le Conseil d’État avait également, il y a un mois, alerté le gouvernement notamment sur l’index sénior.

Concernant les régimes spéciaux ou le recul de départ de l’âge de la retraite, l’impact financier étant indirect, ces dispositions seraient soumises à l’interprétation du Conseil constitutionnel. 

Ainsi, le détournement de la procédure parlementaire classique, en utilisant un projet de loi de financement de la sécurité sociale rectificatif comme véhicule législatif pour une réforme des retraites, s’il peut sembler « malin », est susceptible de générer des risques importants pour le gouvernement. Si les parlementaires de gauche ne parviennent pas à mettre en échec le texte, celui-ci ne sera pas à l’abri d’une sanction ultérieure de la part du Conseil constitutionnel.

Image Mathieu Delmestre sous licence CC BY-NC-ND 2.0.


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