Par Hugo P.
Les périodes de crise sont toujours marquées par une confusion extrême. Ce phénomène n’a rien d’étonnant. Lorsque l’histoire s’accélère, la conscience peine à s’adapter aux nouvelles conditions matérielles qui se forment ; elle retarde. Ainsi, le développement rapide des événements produit inévitablement des illusions d’optique, des impressions partielles, des reflets inversés. Quiconque entend agir dans un tel contexte doit donc, tout à la fois, rafraîchir continuellement l’idée qu’il se fait de la situation concrète et s’efforcer d’en discerner les tendances fondamentales. Bien sûr, tant que la pièce n’est pas entièrement jouée, il est impossible d’éliminer tout faux-semblant, tout raisonnement daté, toute erreur de pronostic – il ne s’agit jamais que d’en circonscrire la portée. Mais, une fois que la pièce est jouée, il est déjà trop tard.
Nous sommes directement confrontés à cette exigence dans l’intervalle de temps situé entre le 18 février 2023 (fin de l’examen de la réforme des retraites par l’Assemblée nationale) et le 7 mars 2023 (date à partir de laquelle l’intersyndicale appelle à durcir le mouvement social) : comprendre pour agir, agir pour vaincre. Le présent article est donc conçu comme une contribution à l’élucidation des rapports de force qui caractérisent ce moment.
Il est composé de cinq parties.
La première partie rappelle les raisons pour lesquelles le système de retraites et la Sécurité sociale, en France, font l’objet d’une lutte de classes acharnée depuis plusieurs décennies : il s’agit, pour la bourgeoisie, de résorber le système de double pouvoir né de la Libération.
La deuxième partie revient sur la signification particulière du train de réformes engagé depuis les années 90 et dans lequel nous sommes toujours : une fois résorbée la dualité de pouvoirs, il s’agit de réaliser la valorisation marchande des pensions.
La troisième et la quatrième partie détaillent les rapports entre les classes et entre les partis, au regard du soutien ou de l’opposition à la réforme actuelle.
Finalement, la cinquième partie relie la situation stratégique d’ensemble à l’objectif tactique du 7 mars.
À l’origine, un système de double pouvoir
L’histoire des réformes des retraites s’enracine en fait dans l’immédiat après-guerre. À ce moment, la France se caractérise par un régime de double pouvoir, issu des forces qui contrôlent militairement le pays à la Libération. Elles sont au nombre de trois :
- Le prolétariat en armes, essentiellement organisé dans les réseaux communistes et cégétistes.
- Les forces de la bourgeoisie nationale, au premier rang desquelles les débris reconstitués de l’armée française, qui sont alors placées sous l’autorité de Charles de Gaulle.
- L’armée américaine, dont le gouvernement se décide immédiatement à appuyer les forces de la bourgeoisie nationale.
Jusqu’en 1947, PCF et MRP gaulliste gouvernent ensemble, avec l’adjonction de la SFIO (l’ancêtre du Parti socialiste actuel). Cette dualité de pouvoirs engendre un régime profondément contradictoire, la IVe République, dont les institutions sont partiellement confiées à l’une ou l’autre des classes en lutte. Ainsi naît en particulier la Sécurité Sociale qui, financée par socialisation du salaire et essentiellement dirigée par les représentants syndicaux élus1, est placée sous l’autorité du prolétariat2. En son sein, le système de retraites par répartition, qui retire à la bourgeoisie le contrôle d’une fraction significative du PIB tout en sortant les vieux travailleurs de la dépendance à leur emploi ou à leur famille, cristallise une haine féroce.
Tout régime de double pouvoir est instable, car l’un des deux belligérants est voué à prendre le dessus sur l’autre. C’est chose faite à partir de la crise de 1947 : une vague de grèves et d’émeutes de la faim frappe le pays, au moment même où la bourgeoisie française assure ses appuis en matérialisant, avec le Plan Marshall, son alliance avec le gouvernement américain. L’armée régulière fait face aux grévistes ; finalement, les ministres communistes sont exclus du gouvernement. Le coup est fatal pour le régime, qui devient ingouvernable. Il agonisera jusqu’à la crise algérienne, à l’occasion de laquelle la bourgeoisie en finit avec l’incertitude à la tête de l’État en se plaçant entièrement sous l’autorité de De Gaulle. Ainsi naît la Ve République, en 1958 puis 1961.
Le nouveau régime, une fois liquidée la crise algérienne, engage la réalisation de son programme principal : la résorption de la dualité institutionnelle issue du régime antérieur. S’agissant de la Sécurité sociale, le processus commence avec les ordonnances Jeanneney, en 1967, qui morcellent la Sécu en trois caisses distinctes dirigées de manière technocratique, tout en remplaçant le principe de l’élection des administrateurs par celui de leur désignation. Abstraction faite de la parenthèse 1981-1983, la reprise en main se poursuit tout au long des trente années qui suivent. Elle est finalement parachevée, à l’occasion de la révision constitutionnelle de 1996, par l’instauration de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS). Désormais, le financement de l’État et le financement de la Sécurité sociale sont placés sous l’autorité d’un pouvoir unique, celui du Parlement et – donc – de l’exécutif ; c’en est vraiment fini du double pouvoir.
Du contrôle politique à la valorisation marchande
Bien qu’à partir de 1996 la Sécurité sociale soit entièrement passée sous le contrôle politique de la bourgeoisie, elle constitue encore une manne d’argent public qui n’est pas valorisé : pour libérer le marché lucratif des pensions, il faut en finir avec ce qui reste des institutions de la Libération. En parallèle, le pouvoir déploie donc un nouveau train de réformes visant à vider le système de retraites de son contenu. De la réforme Balladur en 1993 à la réforme Fillon en 2003, on commence par agir sur le montant des pensions : 40 puis 41 années de cotisation, 25 meilleures années de salaire, pensions indexées sur l’inflation et non sur les salaires. La réforme des régimes spéciaux, en 2007, parachèvera ces dispositions. Dans un second temps, en 2010, on se concentre sur l’âge légal de départ, placé à 62 ans, et sur l’âge de départ à taux plein (sans décote), placé à 67 ans.
Les préparatifs pour la liquidation complète du système commencent dès 2015. Emmanuel Macron, alors Ministre de l’Économie, s’attache à lever les obstacles législatifs à l’essor de la capitalisation : les « fonds de pension à la française » sont mis à l’ordre du jour. L’objectif est que ces mécanismes, encore très marginaux, puissent atteindre rapidement le rendement de pays comme le Canada ou les Pays-Bas. Reste à se débarrasser de la Sécu…
En 2019, le même Emmanuel Macron, devenu président de la République, passe donc à la vitesse supérieure. Après avoir instauré le Plan d’épargne retraite avec la loi Pacte, il propose ainsi d’en finir avec la logique de répartition du système, au profit de « points » permettant à chacun d’accumuler son propre capital-retraite. L’ensemble est le fruit d’une collaboration étroite avec divers acteurs financiers, au premier rang desquels le fonds de pension BlackRock, dont un dirigeant reçoit même les honneurs de la République. Cependant, l’actualité vient percuter le calendrier législatif : entre Gilets jaunes, élections municipales et, finalement, pandémie de Covid-19, le contexte devient trop tendu pour mener la réforme à bien. Elle est abandonnée.
En 2022/2023, le contexte a changé et l’exécutif revient à la charge. En fait, les marchés s’impatientant, il s’agit d’une attaque coordonnée à l’échelle européenne : au même moment, le débat est mis à l’ordre du jour dans les pays dont le système de retraites est comparable à celui de la France, comme l’Italie, la Belgique ou l’Allemagne. En France, Macron ne se réengage pas sur la voie du passage immédiat à la capitalisation (crainte superstitieuse de réveiller les fantômes de 2019 ?). Le démantèlement du système revient donc sur les rails de la période 1993-2010 : durée de cotisation, âge légal de départ.
Les classes et les partis favorables à la réforme
Cette nouvelle réforme se caractérise, d’abord, par l’extrême étroitesse de la base sociale qui en est partie prenante. Le parti de la majorité présidentielle, Renaissance, s’il se fait l’interprète direct de grands secteurs financiers, apparaît complètement isolé dans le pays.
La discrétion du patronat français, en particulier, surprend ; quiconque a vécu le train de réformes 2007-2010 se souvient qu’alors, Laurence Parisot était au cœur du débat politique. La réforme portait la signature du Medef et il s’agissait de grouper derrière lui, sinon une majorité, du moins une minorité suffisante de l’opinion publique.
Aujourd’hui, l’attitude du patronat est bien différente. Il partage l’esprit de la réforme, mais n’est pas favorable à sa mise en œuvre immédiate et considère :
- Que la priorité n’est pas là, à l’heure où la crise énergétique exerce une pression considérable sur les entreprises (et où, par ailleurs, le recul de la productivité par tête inquiète). Bien sûr, ce problème concerne essentiellement les PME, mais l’alliance entre PME et grands groupes est vitale pour ces derniers, qui ne peuvent donc se permettre de placer cette question au second plan.
- Que la situation sociale est trop explosive pour mener un tel combat, lequel risquerait de dégrader tout à la fois la situation politique du gouvernement et les rapports de force dans les entreprises.
Le jeu, en somme, n’en vaut pas la chandelle.
Le débat sur « l’index seniors » est venu confirmer l’absence de coordination entre exécutif et masse du patronat. Conçue pour offrir une contrepartie décorative aux opposants à la réforme, cette mesure apparaît, du point de vue des chefs d’entreprise, comme une violation inacceptable du secret des affaires. Ainsi ont-ils préféré mobiliser leurs réseaux politiques traditionnels, ceux de LR, pour rejeter l’article 2. De son côté, la gauche a su tirer profit de cette contradiction au sein du bloc patronal pour infliger un camouflet parlementaire au gouvernement, suscitant l’effroi rétrospectif d’Éric Ciotti, le président du parti.
Ces fractures tactiques au sein de la droite parlementaire laissent supposer que la réforme est élaborée par un noyau minuscule, pris entre ses engagements auprès des marchés financiers, le caprice d’un président de la République qui a besoin de prouver sa force, et l’inquiétude d’un retour aux gilets jaunes. L’isolement collectif du gouvernement se reflète d’ailleurs… dans l’isolement personnel d’Olivier Dussopt au sein du gouvernement : au-delà de la discrétion du Medef, celle de poids lourds comme Gérald Darmanin, Bruno Le Maire ou Emmanuel Macron lui-même est édifiante. Le ministre du Travail est utilisé comme paratonnerre par ses collègues pour mener une réforme dont chacun voit qu’elle peut mettre en danger, non seulement le gouvernement tout entier, mais la stabilité de l’État en général.
De là vient le recours à des techniques parlementaires inouïes : la réforme est ainsi présentée sous la forme d’une loi de financement rectificative de la Sécurité sociale (LFRSS) permettant l’application de l’article 47.1 de la Constitution, qui fut introduit lors de la fameuse révision constitutionnelle de 1996. Ce dispositif prévoit que, si le projet n’est pas adopté au bout de 50 jours – donc d’ici au 26 mars – alors le gouvernement a le droit d’enjamber le Parlement et d’appliquer la loi par ordonnances.
La seule incertitude, aujourd’hui, est donc la capacité de LR et de LREM à s’entendre. S’ils tombent d’accord sur le texte (et donc aussi sur l’index seniors), alors le Parlement finira par entériner la réforme. Il peut s’y prendre de trois manières : l’adoption par le Sénat du texte gouvernemental sans modification, l’adoption d’un texte de compromis en Commission Mixte Paritaire entre Assemblée et Sénat, ou le retour du texte à l’Assemblée, éventuellement sous la forme d’un 49.3. Si, à l’inverse, ils ne tombent pas d’accord, rien de grave : la situation pourrira simplement jusqu’à la fin de la procédure.
Dès lors, la seule et unique solution dont dispose l’opposition pour faire tomber le texte par des moyens parlementaires est de faire tomber le gouvernement, c’est-à-dire de déposer une motion de censure victorieuse (consécutive ou non au déclenchement de l’article 49.3). Dans cette hypothèse, rien n’est écrit d’avance : tout repose sur la décision individuelle de chaque député, qui dépend de nombreux facteurs. Pour autant, la décision individuelle de chaque député est elle-même influencée par la décision collective de son parti : il faut donc espérer une situation où Renaissance n’est secourue ni par LR, ni par le RN (y compris sous la forme d’une opposition de témoignage se substituant à la gauche : cette tactique a déjà permis d’escamoter la motion référendaire déposée, au nom de la Nupes, par le député communiste André Chassaigne).
Les classes et les partis opposés à la réforme
Ces difficultés parlementaires sont naturellement aiguisées par l’ampleur de la mobilisation sociale. Le départ spectaculaire de cette dernière, lors des deux premières journées d’action, vient de la combinaison de quatre phénomènes
distincts :
- La mobilisation syndicale, historiquement très forte face aux réformes des retraites (depuis 30 ans, les journées de manifestation ayant dépassé les 2 millions de participation sont toutes, à l’exception des manifestations contre le CPE, liées aux retraites). En particulier, l’unité intersyndicale a permis de mettre immédiatement sur le pavé une « masse de manœuvre » contestatrice qui a immédiatement frayé la voie à l’ensemble des classes populaires.
- La crise inflationniste européenne, qui engendre des mobilisations de masse dans la plupart des pays du continent. La presse internationale parle d’ores et déjà d’un « hiver de la colère » européen, en référence aux grandes grèves britanniques de 1978-1979 contre le plafonnement des salaires. En France, ce thème ressuscite celui de la première phase du mouvement des Gilets jaunes (du 17 novembre au 8 décembre 20183).
- La colère due à la crise démocratique persistante du pays, alors que les participant·es à de nombreux mouvements sociaux, depuis 2019, accumulent le ressentiment face à l’écrasement ou au dévoiement de leurs revendications. Il s’agit de la deuxième phase du mouvement des Gilets jaunes (jusqu’à février 20194), mais aussi des luttes antiracistes, climatiques, féministes. Cette crise démocratique était déjà à l’origine des difficultés inouïes rencontrées par la majorité présidentielle lors des élections législatives, et sans cesse aggravées depuis : nulle part, le « centre-droit » d’Emmanuel Macron n’a pu trouver de segments progressistes de la population pour venir à son secours, contrairement à ses homologues canadien (Trudeau) ou étatsunien (Biden).
- Le souvenir douloureux de la période pandémique. Les masses populaires en général (salariés du privé, commerçants, fonctionnaires, étudiants…) considèrent qu’elles ont consenti d’importants sacrifices face au Covid-19 et méritent à ce titre une meilleure considération. Les personnels hospitaliers cristallisent tout particulièrement ce mouvement d’opinion, comme l’illustre également l’actualité sociale en Espagne ; en France, on se souvient du soutien quasi-unanime du pays aux mobilisations de novembre 2019. Dès lors, l’offensive gouvernementale est aujourd’hui perçue, jusque parmi des populations habituellement acquises aux contre-réformes, comme une injustice criante et une trahison.
La combinaison originale de ces phénomènes a donc engendré une combinaison originale des catégories sociales en lutte contre contre le gouvernement. Pour la première fois depuis longtemps, prolétaires et petits propriétaires, fonctionnaires et salariés du privé, classes populaires des grandes villes et classes populaires des périphéries, jeunesse et actifs s’accordent sur une revendication commune. Les retraités eux-mêmes, initialement majoritaires à soutenir la réforme, ont basculé dans l’opposition.
Trois caractéristiques, en particulier, permettent de résumer la situation stratégique :
- Les « bastions syndicaux » traditionnels (transports, énergie, information), notamment ceux de la CGT, forment le noyau dur de la contestation, lui donnant à la fois son tempo et ses formes d’organisation.
- Pour autant, les classes populaires des petites agglomérations s’agrègent en masse aux cortèges syndicaux, alors même que la gauche politique et syndicale y est lourdement fragilisée depuis de nombreuses années. Les professions supérieures, dont la CFDT et l’UNSA expriment l’état d’esprit, sont dans une situation comparable.
- La jeunesse scolarisée est particulièrement hostile à la réforme ; elle s’éveille, à l’occasion de ce conflit, aux grands combats économiques et sociaux qui n’étaient pas au cœur de ses préoccupations dans la dernière période. Elle est néanmoins plus hésitante concernant le passage à l’action, encore superficiel dans les lycées et les universités.
La composition hétérogène des cortèges engendre en retour une contradiction politique massive. En effet, les forces qui s’opposent aujourd’hui au gouvernement ont l’habitude d’accorder leur confiance à des groupes politiques, non seulement différents, mais antagoniques : la gauche et l’extrême-droite. Cette dualité est reflétée par les enquêtes sur les personnalités politiques qui incarnent le mieux l’opposition à la réforme (toutes personnalités confondues, c’est Philippe Martinez qui domine l’opinion – et de très loin) : Jean-Luc Mélenchon pour la Nupes, et Marine Le Pen pour le RN y sont au coude-à-coude.
De son côté, la gauche est dans une situation confortable, puisque son public historique est à la tête de la mobilisation, et ce, sur la base de ses revendications historiques. Comme le déplore (évidemment) Éric Zemmour, ce fait lui confère un caractère central et lui permet de donner le ton des débats. Par conséquent, son audience est intacte et n’est affectée, ni par la tactique de l’anecdote parlementaire adoptée par le gouvernement, ni par les divergences apparaissant en son sein dans l’hémicycle : la solidité de la base assure la solidité du sommet. Ainsi s’explique l’opinion positive, constante ou en progression suivant les cas, que recueillent les leaders des différents partis de la Nupes (PCF, EELV, PS, LFI).
L’extrême-droite, quant à elle, se retrouve en suspension et connaît même une légère érosion. Elle n’a pas la tâche facile : il lui faut satisfaire sa propre base sociale, qui a rallié les cortèges syndicaux, sans pour autant risquer d’offrir un marchepied à la gauche (souvenir amer des débats de l’automne où, après avoir voté pour la motion de censure déposée par la Nupes, les députés RN avaient l’impression d’avoir « servi d’agence publicitaire »). Dès lors, elle oscille entre services rendus au gouvernement, opposition de façade et tentatives de ramener le débat à celui sur la préférence nationale, infiniment plus confortable pour elle. Jusqu’à présent, l’équilibre tient, mais chaque développement du mouvement social le fragilise : au fur et à mesure qu’ils s’insèrent dans la lutte, les Françaises et les Français sont d’autant plus attentifs aux incohérences et au double langage. Les concurrents de Marine Le Pen à droite, qu’il s’agisse de Ciotti ou de Zemmour, s’efforcent naturellement d’appuyer sur ce talon d’Achille.
Les défis du 7 mars
Le dépôt, par la Nupes, d’une motion de censure victorieuse est actuellement la principale raison d’espérer le retrait de la réforme ; mais cet objectif dépend en fait, presque entièrement, de l’amplification de la mobilisation à partir du 7 mars (alors que le texte sera dans les mains du Sénat). La force de la rue, seule, permettra à la gauche parlementaire d’avancer groupée. La force de la rue, seule, empêchera le RN de voler au secours du gouvernement, de peur que son électorat ne se retourne contre lui. La force de la rue, seule, peut contraindre le gouvernement à des mesures de compromis inacceptables pour le bloc LR-Medef, du type de l’index senior. Or, si ces trois conditions sont remplies, la victoire est assurée.
Reste donc à élucider les motifs de l’érosion des manifestations depuis le 7 février. On peut distinguer deux dynamiques distinctes :
- Les forces dont la tradition syndicale est très faible (jeunesse scolarisée, classe populaires des petites agglomérations, travailleurs ubérisés) ne sont pas habituées à la méthode patiente des syndicats, consistant à faire monter graduellement la pression d’une semaine à l’autre. Elles doivent donc encore trouver leurs propres méthodes et formes d’organisation, à l’image de ce que furent les « Actes » des Gilets jaunes, ou les blocages massifs d’universités et de lycées dans la période 2002-2010.
- La force dirigeante du mouvement, à savoir l’intersyndicale, doit encore se prouver à elle-même qu’elle est capable de figer le pays, sans quoi le fatalisme est voué à décourager, l’un après l’autre, les éléments les plus fragiles. L’élévation de l’intensité de la grève dans les professions déjà mobilisées est donc effectivement incontournable. Mais il est également nécessaire que la grève s’élargisse, même partiellement, à d’autres professions stratégiques. En particulier, les salariés de la logistique, qui représentent un quart des ouvriers et portent toute l’activité commerciale (et e-commerciale) de la France sur leurs épaules, ne sont aujourd’hui que marginalement mobilisés.
Ces obstacles peuvent sembler insurmontables, mais tous deux dépendent d’un simple déclic, d’un saut qualitatif qui fut presque atteint les 19 et 31 janvier. Lorsque des masses de plusieurs millions de personnes identifient un moment particulier comme celui où « tout se joue », elles franchissent en quelques heures des distances qui semblaient jusque là devoir s’étirer sur des années ou des décennies. Toute lutte de classes victorieuse, ou presque, passe par de tels moments de concentration des forces permettant l’accélération5.
Dès lors, vu le contexte où nous sommes, une exigence politique domine toutes les autres : il s’agit de propager partout, jusque dans les recoins moléculaires de la vie sociale (cercles professionnels, familiaux, amicaux…), l’idée d’après laquelle « tout se joue » le 7 mars. À l’échelle individuelle, une telle exigence peut être reformulée de la manière suivante : chacun·e a la responsabilité de mettre en action 10 personnes qui n’ont participé à aucune manifestation depuis le 19 janvier6. Alors, l’éclatement du plafond de verre est garanti.
Notes
- Ils occupent les trois quarts des sièges, laissant le quart restant au patronat.
- Puissances du salariat, Bernard Friot (Seuil)
- La révolte des Gilets Jaunes, Histoire d’une lutte de classes, Collectif Aouh aouh aouh (niet!éditions)
- Ibid
- Marxisme, stratégie et art militaire, E. Albamonte et M. Maiello (éditions Communard.e.s)
- Dans sa Lettre du 18 février 2023, Patrick Le Hyaric exprime la même idée sous une forme un peu différente : « Tout le monde peut y participer à sa façon. Grèves, défilés, rassemblements, déploiement de banderoles ou de mots d’ordre aux fenêtres, sur les ponts, aux entrées de villes et de villages, collages d’affiches. Les commerçants peuvent baisser le rideau quelques heures, certaines petites entreprises peuvent également s’arrêter, les lycéens et étudiants peuvent sortir dans la rue. Bref, l’imagination en toute liberté pour faire construire un rapport de force inédit contre cette grande régression. »
Image par Jeanne Menjoulet sous licence CC BY 2.0.