Une interview de Laurence Cohen, Sénatrice CRCE du Val-de-Marne et Présidente du groupe interparlementaire d’amitié France-Brésil.
NRs : Tu t’étais mobilisée en 2016 aux côtés de Dilma Rousseff. Peux-tu nous rappeler les évènements qui ont permis la prise de pouvoir de Bolsonaro ?
Laurence Cohen : En 2016, Dilma Rousseff qui vient d’être réélue à la tête du Brésil depuis 2 ans, est menacée de destitution. Pour contrer cette procédure qui est un véritable coup d’État constitutionnel, un Tribunal international pour la démocratie au Brésil est constitué avec des avocats, des juristes, des spécialistes et personnalités du monde entier dont je fais partie. Ce procès symbolique conclut à l’innocence de Dilma Rousseff, les faits qui lui sont reprochés et la procédure constitutionnelle d’impeachment étant déclarés infondés. Malheureusement, le sénat fidèle au gouvernement intérimaire de droite de Michel Temer destitue la présidente, démocratiquement élue. Le champ est libre pour remettre en cause la politique sociale menée depuis 2003, date de l’élection de Lula. Malgré les critiques justifiées contre le PT, les mouvements sociaux se mobilisent, rejetant le bilan social, économique et environnemental catastrophique de la droite au pouvoir.
Lula, toujours très populaire est donc celui qu’il faut neutraliser. Il est condamné par un juge corrompu et jeté en prison. Il ne peut pas concourir à la présidentielle de 2019 et passe 580 jours derrière les barreaux, pour être finalement blanchi de tous les chefs d’inculpation.
La gauche ne perd pas espoir, elle multiplie les initiatives, comme j’ai pu le constater lors d’un nouveau déplacement en juillet 2018.
Le Mouvement des Sans-Terre, notamment, organise des campements et des veillées devant la prison de Lula et, malgré ses désaccords avec le PT, soutient son candidat, Fernando Haddad.
Mais les grands propriétaires terriens ne veulent pas du retour de la gauche, ils sont prêts à tout pour l’éviter.
C’est dans ce contexte que Jair Bolsonaro, pas un petit nouveau en politique, ouvertement d’extrême droite, gagne l’élection, en surfant sur le déficit de confiance dans les partis historiques, la nostalgie d’une partie de la bourgeoise du temps de la dictature militaire, et sur le profond ras-le-bol anticorruption d’une partie des électrices et électeurs brésiliens.
Le climat international se prête également à l’avènement d’un tel personnage, surtout depuis l’élection en 2017 de Trump.
NRs : Aujourd’hui, six ans plus tard, que signifie la victoire de Lula pour les Brésilien·nes ?
Les Brésilien·nes sont profondément divisés. Les idées d’extrême droite ont gagné du terrain comme partout dans le monde et les réseaux sociaux ont joué un rôle considérable en véhiculant de fausses informations. L’équipe de campagne de Lula a mis du temps à percevoir le danger, privilégiant le fond à la forme. De plus, le rassemblement opéré par Lula étant très large, il a dû composer. Ce sont ces facteurs qui expliquent, en partie, les résultats très serrés du scrutin. Lula obtient 50,9 % des suffrages contre 49,10 % pour Bolsonaro, invalidant la plupart des sondages d’octobre qui donnaient Lula largement gagnant, même au premier tour. L’avancée entre le 1e et le 2nd tour du candidat d’extrême droite a été particulièrement inquiétante.
Elle démontre au fond que l’élection ne s’est pas jouée sur le bilan, car celui de Bolsonaro est catastrophique dans tous les domaines. En 4 ans, il a considérablement abîmé le Brésil, de l’économie au social en passant par les droits humains et l’environnement. Les assassinats de militant·es politiques, syndicaux, associatifs, de représentant·es des peuples autochtone se sont multipliés.
Lula, lui, avait permis pendant ses deux mandats, à des millions de Brésiliennes et de Brésiliens, de sortir de la pauvreté et les personnes noires, pauvres, travailleurs précaires ou des mères célibataires avaient bénéficié massivement de nouvelles opportunités, notamment celle de pouvoir entrer à l’Université. Dilma Rousseff, quant à elle, avait poursuivi ce combat contre les inégalités.
La situation est très différente aujourd’hui. Le nouveau président élu devra composer avec un parlement pluriel majoritairement dominé par le « gros centre ». En effet, le système brésilien n’est pas comme le système français, c’est un système proportionnel plurinominal, c’est à dire que le nombre de sièges à pourvoir est partagé en fonction du nombre de voix recueillies au premier tour. Le parti avec le plus d’élu·es est celui de Bolsonaro mais le bloc majoritaire est surtout constitué d’une constellation de formations opportunistes, sans idéologie et parfois corrompues. Ainsi ce « gros centre » a conquis, dimanche 2 octobre, autour de 148 sièges, dont certains se rangeront plutôt du côté de Bolsonaro, tandis que d’autres se rallieront probablement dans « le sens du vent », donc plus du côté de Lula. Situation très dangereuse car c’est dans le cadre d’une alliance de ce genre que la présidente Rousseff a été trahie par son vice-président Temer. C’est, en effet, suite à des changements d’étiquettes de parlementaires que celui-ci a réussi à faire destituer la présidente du Brésil et à rassembler une majorité pour gouverner. Vigilance et méfiance sont donc de mise !
NRs : Dirais-tu que cet événement a aussi une portée internationale ?
Oui bien sûr, et l’une des premières choses à laquelle on pense, c’est la préservation de la forêt amazonienne, poumon de toute la planète ! Elle occupe près de la moitié de la superficie du Brésil, et est l’un des plus grands puits de carbone au monde. Elle est pourtant chaque fois plus vulnérable face aux effets du réchauffement climatique et de la déforestation. Selon une étude publiée, en mars, par la revue scientifique « Nature Climate Change », elle se rapprocherait même d’un « point de basculement » et pourrait se transformer en une savane dans les années à venir. Les années Bolsonaro sont en grande partie responsables de cette situation. Entre 2019 et 2021, l’équivalent d’un peu plus de la surface de la Belgique a été rasée en Amazonie. Des spécialistes estiment récemment que ce chiffre pourrait même être encore plus haut. La protection de l’Amazonie sera donc, sans nul doute, l’une des priorités stratégiques pour le nouveau président élu. Son ancienne ministre de l’environnement et membre de son équipe de campagne, Marina Silva, s’y est d’ailleurs engagée lors de la COP27 à Charm El-Cheikh où elle s’est rendue avec lui.
La victoire de Lula est donc aussi une bonne nouvelle pour les pays et les peuples du monde entier. Par ailleurs la défaite d’un gouvernement d’extrême droite est aussi un coup porté aux droites conservatrices et nationalistes du monde entier qui ont perdu un allié de poids. Les élections du Congrès de mi-mandat, aux Etats-Unis, qui ont eu lieu une dizaine de jours après le second tour de la présidentielle brésilienne ont été un camouflet pour Trump. Tout le monde prévoyait une vague républicaine qui n’a pas eu lieu, difficile de faire un lien de cause à effet direct mais les deux anciens présidents sont proches, échangent régulièrement et utilisent le même type de stratégies électorales. En ce qui concerne la gauche, on est loin de la grande époque de la vague des gauches progressistes latino-américaines qui avait débuté avec l’élection de Chavez en 1998 et qui avait bénéficié d’une conjoncture économique spécialement favorable sur la scène internationale. Aujourd’hui, compte tenu de la composition politique du pays, Lula aura bien du mal à incarner un leadership fort à gauche en Amérique Latine, sa marge de manœuvre risquant d’être limitée. Il faudra peut-être chercher dans ce sens plutôt du côté de la Colombie de Gustavo Petro qui pourra trouver sûrement un certain appui chez Lula.
NRs : Quels sont, selon toi, les principaux défis que le nouveau gouvernement devra relever ?
L’une des tâches les plus importantes que devra accomplir le nouveau gouvernement de Lula sera de tout faire pour apaiser la société brésilienne, retrouver la confiance des Brésiliennes et des Brésiliens et les rassembler. Il devra renforcer, au niveau institutionnel, la démocratie, l’attachement du pays à ses principes et combattre le plus possible l’avancée des idées d’extrême droite. Pour cela et pour réduire les inégalités, il devra, entre autres, s’appuyer sur des politiques de meilleure redistribution et de relance des services publics. Par ailleurs, la société civile internationale va attendre Lula au tournant pour qu’il accomplisse sa promesse de protéger sa forêt tropicale, ce qui devrait être l’une de ses priorités, comme je l’ai déjà souligné. Au niveau du PT, dont il est le fondateur, il devra se poser la question de sa succession et du renouvellement générationnel, même si, pas mal de progrès ont été fait, en ce sens, y compris sur le sujet de la diversité. Il devra également s’attaquer à la corruption qui gangrène la vie politique brésilienne et pas seulement le PT.
NRs : Tu es particulièrement engagée en soutien au Mouvement des Sans-Terre, a-t-il joué un rôle particulier dans l’élection ? Que peut-il attendre de cette victoire ?
Depuis la fin de la dictature, le Mouvement des Sans-Terre (MST) a eu un rôle clé dans la vie politique brésilienne, son réseau s’étend dans tout le pays et il est aujourd’hui le 1er producteur de riz bio du continent latino-américain. Pendant la pandémie, les paysan·nes du mouvement ont tout simplement fait ce que le gouvernement défaillant de Bolsonaro aurait dû faire, ils se sont organisés au niveau national pour répondre aux besoins alimentaires des populations les plus nécessiteuses, y compris dans les favelas. Ils ont ainsi fait don de plus de 7000 tonnes de nourriture et distribué 1 million de repas en 2021.
Politiquement, ce mouvement paysan a été l’un des plus grands soutiens de Lula à ses débuts, car ce dernier s’était engagé à redistribuer des terres à un million de familles paysannes. Face aux promesses non tenues, l’organisation a pris ses distances et n’a pas hésité à critiquer l’action de ses différents gouvernements et surtout les liens qu’ils ont pu entretenir avec l’agrobusiness. Cependant elle a toujours su répondre présente face aux urgences politiques, aussi bien contre la droite de Temer que, à plus fortes raisons, contre l’extrême droite de Bolsonaro. Lula l’a bien compris, pendant sa campagne, alors que le président sortant multipliait les tentatives virulentes d’intimidations et de diffamation contre le mouvement, il n’a pas hésité à prendre position en sa faveur et à rappeler son importance pour le pays.
Le prochain gouvernement de Lula devra donc tenir compte de ce mouvement qui lutte de façon organisée et il devra éviter de faire les mêmes erreurs que par le passé. Le MST ne lui laissera pas le choix, car, pour la première fois de son histoire, l’organisation a présenté des candidat·es aux élections. Ainsi, 3 représentant·es ont été élus à la chambre des députés au niveau fédéral ainsi que plusieurs autres au niveau des États. C’est un mouvement de lutte, de réflexion qui développe une éducation populaire de masse et qui devrait inspirer les femmes et les hommes de gauche du monde entier.
NRs : Alors que l’Amérique Latine est particulièrement marquée par les tentatives de déstabilisation violente venant des milieux d’affaires, Lula a adressé une main tendue aux entrepreneurs et chefs d’entreprises brésiliens. Que penses-tu du souci de « réconciliation » qu’il met au cœur de sa stratégie ?
Pour gagner ces élections, Lula devait rassembler largement, donc convaincre aussi un électorat de droite « traditionnelle ». C’est pour cela qu’il a choisi un vice-président du centre droit, Geraldo Alckmin, réputé proche de l’Opus Dei, de l’establishment, des milieux industrialo-financiers et qu’il a construit son programme en accord avec les secteurs économiques, bourgeois et libéraux. Son but était évidemment de rassurer cet électorat du centre droit et surtout se placer en quelque sorte au-dessus des partis. Une grande partie des élites internationalistes et médiatico-économiques de droite ou de centre droite a d’ailleurs soutenu Lula car la démocratie reste une valeur importante pour eux.
Évidemment cela laisse place au doute quant à sa capacité de mener une véritable politique de rupture, d’autant plus que l’état de la conjoncture économique du pays et du monde n’est pas le même que lors de ses précédents mandats. Il pourra néanmoins à minima reconstruire les politiques sociales qui ont été démantelées par ses deux derniers prédécesseurs et mettre fin à des politiques ouvertement racistes et LGBTQIphobes. S’il souhaite aller plus loin, il faut néanmoins reconnaître que seule une relance économique lui permettra de mener des politiques redistributives à la hauteur des enjeux et en même temps des normes néolibérales « satisfaisantes » pour les défenseurs du système capitaliste. L’autre possibilité est sa capacité à accompagner le renforcement des mouvements de base, comme le MST ou encore le MAB (Mouvement des personnes atteintes par les barrages), pour ne prendre que 2 exemples, afin de créer un véritable rapport de force en faveur de politiques sociales, respectueuses de l’environnement et des droits humains.
NRs : Maintenant que l’élection a été remportée par Lula, quelles luttes communes peuvent rassembler les Brésilien·nes et les Français·es ?
Elles sont nombreuses, je pense aux luttes pour l’urgence climatique, pour les droits des femmes, des populations autochtones et contre le racisme. Je pense également à l’accord de libre-échange entre le Mercosur et l’Union Européenne, sujet déterminant pour le quotidien des Français·es et des Brésilien·nes. Avec l’arrivée de Bolsonaro l’idée de le ratifier n’était plus débattue, mais l’élection de Lula change la donne. Nous aurons donc la responsabilité de convaincre le nouveau président brésilien et le gouvernement français de la fausse bonne idée consistant à encourager la signature d’un tel accord, car ses impacts négatifs sur la planète et les populations seraient bien plus importants que ses retombées positives.Il faudrait aussi mener un front commun contre les méfaits de certaines entreprises françaises au Brésil. Lors de mon déplacement dans le pays, en mars dernier, j’ai pu voir, par exemple, les dégâts que causait l’activité de Imerys, une multinationale française spécialisée dans la production et la transformation des minéraux industriels, à Barcarena dans le nord-est du pays. Il faudrait donc qu’on s’appuie sur l’élection de Lula pour mettre la pression sur le gouvernement français afin de renforcer le devoir de vigilance et mettre fin à l’impunité une fois pour toute des grands groupes économiques.
Enfin, la montée des droites nationalistes et conservatrices est un problème que nous partageons aussi en France, face à cette internationale fasciste qui a surgi ces dernières années, il faudrait penser à s’organiser, peuples du monde, et nous aurions beaucoup à apprendre de l’expérience des Brésiliennes et des Brésiliens.
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