Introduit par Hugo P.
Ce 11 novembre 2022 nous donne l’occasion de nous replonger dans la mémoire de la première guerre mondiale. Lors de la déclaration de guerre, l’Europe est submergée par les fureurs nationalistes. La plupart des partis socialistes européens, qui la veille encore professaient la solidarité internationale des prolétaires, se rallient spectaculairement à leurs états-majors nationaux. Les uns, comme Kautsky en Allemagne, essaient d’esquiver le débat, par exemple en disant que la lutte ouverte contre le militarisme devra attendre la fin de la guerre, qu’elle ne serait pas comprise dans un tel contexte ; d’autres, comme Plékhanov en Russie, y vont plus franchement et affirment que la guerre menée par leur gouvernement est légitime. Tous, d’une manière ou d’une autre, relaient la grande clameur chauvine qui secoue le continent.
Rares en effet sont les socialistes qui, à l’image des bolchéviks russes, restent fidèles aux promesses d’avant-guerre ; en France, en particulier, les chefs du mouvement ouvrier soutiennent tous l’union sacrée, « pour sauver la république » – ce type de gesticulation n’a donc rien d’innovant en 2022. En Allemagne, la minorité internationaliste, dite spartakiste à partir de janvier 1916, s’organise autour de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht. Ce dernier sera, durant de longs mois, le seul député du Reichstag à voter contre l’attribution de crédits de guerre à l’armée. Comme ailleurs, elle déploie son activité autour d’une idée simple : les militants révolutionnaires doivent affronter, en priorité, les fauteurs de guerre de leur propre pays, afin de ne pas céder un millimètre de terrain au chauvinisme.
D’abord très largement minoritaire, cette orientation stratégique permettra, la guerre s’éternisant, d’inaugurer une décennie de révolutions ouvrières, en Russie d’abord, puis en Europe Centrale et en Allemagne. Dans ce tract traduit par nos soins et publié au mois de mai 1915, à l’annonce de l’entrée en guerre de l’Italie, Liebknecht résume la position des internationalistes au moyen d’une formule passée à la postérité : « L’ennemi principal est dans notre pays ».
Son engagement résolu contre l’union sacrée vaudra à Liebknecht la levée de son immunité parlementaire, puis l’incarcération. Comme Rosa Luxemburg, il sera libéré à la faveur de la révolution allemande, à l’automne 1918 – et comme elle, il sera finalement assassiné en janvier 1919 par la milice contre-révolutionnaire placée sous les ordres d’un ministre de l’intérieur socialiste, Gustav Noske. Ainsi naquit la République de Weimar1, qui ne tarderait pas, à son tour, à enfanter le IIIe Reich.
« C’était imminent depuis dix mois, depuis l’attaque de l’Autriche contre la Serbie, et voilà que nous y sommes : la guerre contre l’Italie est là.
Les masses populaires des pays belligérants ont commencé à se dégager de la toile des mensonges officiels. La compréhension des causes et des objectifs de la guerre mondiale, des responsables de son déclenchement, s’est aussi développée au sein du peuple allemand. Le mirage des buts de guerre sacrés s’est dissipé progressivement, l’enthousiasme pour la guerre s’est affaibli, la volonté d’une paix rapide s’est largement diffusée, partout – y compris dans l’armée !
Cette situation pose un problème épineux aux impérialistes autrichiens et allemands, qui, sans grand succès jusqu’à présent, cherchent le chemin de leur salut. Ils semblent l’avoir finalement trouvé. L’intervention de l’Italie dans la guerre leur donne l’occasion de relancer la haine des peuples, d’étouffer la volonté de paix, d’effacer les traces de leur propre culpabilité. Ils comptent sur l’amnésie du peuple allemand, sur sa patience dont ils ne cessent d’abuser.
Si cette tactique réussissait, ce serait l’anéantissement des leçons acquises durant dix mois d’expériences sanglantes ; le prolétariat international se retrouverait à nouveau désarmé, éliminé en tant que force politique autonome.
Il faut la mettre en échec – pour peu que la frange du prolétariat allemand restée fidèle au socialisme international2 se souvienne de sa mission historique dans ce contexte vertigineux, et en reste digne.
Les ennemis du peuple comptent sur l’amnésie des masses. Nous opposons à ces calculs le mot d’ordre suivant :
Tout retenir, ne rien oublier !
Ne rien oublier !
Lorsque la guerre a éclaté, nous avons vu les classes dirigeantes envoûter les masses, avec leurs chansons entêtantes à la gloire des objectifs de guerre capitalistes. Puis, nous avons vu les fleurs de leur rhétorique se faner, les rêves délirants du mois d’août3 se dissiper, la misère et le malheur s’abattre sur le peuple en lieu et place du bonheur promis ; les larmes des veuves et des orphelins former des torrents ; le maintien honteux du système des trois classes4, la sacralisation bornée du quatuor : semi-absolutisme – régime des junkers5 – militarisme – arbitraire policier.
L’expérience nous l’enseigne : tout retenir, ne rien oublier !
Les tirades au moyen desquelles l’impérialisme italien habille sa politique de prédation sont répugnantes ; cette tragi-comédie romaine, qui fait aussi dans le comique de répétition en jouant à son tour la scène de « l’union sacrée », est répugnante. Le plus répugnant, cependant, est que nous y reconnaissons, comme dans un miroir, les méthodes allemandes et autrichiennes de juillet et d’août 1914.
Les fauteurs de guerre italiens méritent d’être flétris. Mais ils sont simplement le reflet des principaux responsables de la guerre, les fauteurs de guerre allemands et autrichiens. Bonnet blanc et blanc bonnet !
À qui le peuple allemand doit-il cette nouvelle épreuve ?
À qui doit-il demander des comptes pour les nouvelles hécatombes qui s’annoncent ?
De toute évidence, c’est l’ultimatum autrichien à la Serbie, le 23 juillet 1914, qui a mis le feu aux poudres, même si l’incendie n’atteint l’Italie qu’aujourd’hui.
De toute évidence, c’est cet ultimatum qui a envoyé le signal d’un nouveau partage du monde et a finalement provoqué l’intervention des prédateurs capitalistes de tous les pays.
De toute évidence, c’est cet ultimatum qui a mis la question de la domination des Balkans, de l’Asie Mineure et de l’ensemble de la Méditerranée au premier plan, et donc aussi toutes les contradictions entre l’Autriche-Allemagne et l’Italie.
Si les impérialistes allemands et autrichiens cherchent maintenant à cacher leurs propres méfaits derrière la politique de brigandage italienne et à disparaître dans la coulisse du vaudeville italien6 ; s’ils se drapent dans la toge de l’indignation morale et de l’innocence offensée, alors même qu’ils n’ont trouvé à Rome que leurs semblables – ils méritent les sarcasmes les plus cruels.
Il ne faut pas oublier la manière dont les très honorables patriotes allemands se sont joués du peuple allemand dans la question italienne.
Depuis toujours, la Triplice avec l’Italie est une farce – on vous a trompés à ce sujet !
Les gens bien informés ont toujours considéré l’Italie comme un adversaire inévitable de l’Autriche et de l’Allemagne en cas de guerre – et on vous l’a présentée comme un allié sûr !
Ce traité de Triple Alliance, pour la conclusion et le renouvellement duquel on ne vous a jamais demandé votre avis, a déterminé le destin mondial de l’Allemagne – et on ne vous en a pas communiqué le moindre alinéa, jusqu’à aujourd’hui.
L’ultimatum autrichien à la Serbie, à l’occasion duquel une toute petite clique a pris l’ensemble de l’humanité par surprise, violait le traité d’alliance entre Autriche et Italie – et on ne vous l’a pas dit.
Il a été lancé malgré l’opposition expresse de l’Italie – on ne vous l’a pas dit.
Dès le 4 mai de cette année, l’Italie avait rompu l’alliance avec l’Autriche. Jusqu’au 18 mai, on a caché ce fait décisif aux peuples allemand et autrichien, on a même menti très officiellement à son sujet, exactement comme on avait trompé le peuple allemand et le Reichstag concernant l’ultimatum du 2 août 1914 à la Belgique7.
Vous n’avez pas eu votre mot à dire lors des pourparlers avec l’Italie, dont dépendait pourtant son intervention8. On vous a traités comme des enfants dans cette question vitale, alors même que le parti de la guerre, la diplomatie secrète, une poignée de personnes à Berlin et à Vienne jouaient le sort de l’Allemagne aux dés.
Le torpillage du Lusitania9 a non seulement renforcé la puissance du bellicisme anglais, français et russe, provoqué un grave conflit avec les États-Unis, suscité l’indignation passionnée de tous les pays neutres contre l’Allemagne, mais aussi facilité la tâche de l’état-major italien au pire moment possible. Le peuple allemand a dû se taire à ce sujet également : la poigne de fer de l’état de siège lui écrasait la gorge.
Au mois de mars déjà, il était possible d’avancer vers la paix – l’Angleterre en avait fait la proposition10 -, mais la soif de profit des impérialistes allemands a refermé cette porte. Rien d’autre n’a compté que la perspective de conquêtes coloniales à grande échelle, que l’annexion de la Belgique et de la Lorraine française, que les capitalistes des grandes compagnies maritimes allemandes, que les fleurons de l’industrie lourde allemande.
Cela aussi, on l’a caché au peuple allemand ; là non plus, on ne l’a pas consulté.
À qui le peuple allemand doit-il la poursuite de cette guerre atroce, à qui doit-il demander des comptes pour l’intervention italienne ? À qui, sinon aux irresponsables de son propre pays ?
Tout retenir, ne rien oublier !
Quiconque prend le temps d’y réfléchir voit bien que la répétition italienne de l’entrée en guerre allemande ne doit pas mener à une nouvelle frénésie guerrière, mais, au contraire, donne l’occasion d’en finir avec l’attente illusoire de l’épiphanie politique et sociale11, d’éclairer les responsabilités politiques des uns et des autres sous les feux d’une lumière nouvelle, de montrer clairement la menace que représentent les fauteurs de guerre autrichiens et allemands, de prononcer un nouvel acte d’accusation contre eux.
Ce qu’il faut retenir et ne pas oublier, c’est aussi et surtout la lutte héroïque que nos camarades italiens ont menée et mènent encore contre la guerre. Ils luttent dans la presse, dans les assemblées, dans les manifestations de rue, ils luttent avec la force et l’audace d’authentiques révolutionnaires12, bravant corps et âme la fureur des vagues nationalistes soulevées par les autorités. C’est à leur combat que s’adressent nos félicitations enthousiastes. Puisse leur attitude nous servir d’exemple – puisse-t-elle servir d’exemple à l’ensemble de l’Internationale !
Si nous avions emprunté ce chemin depuis les journées d’août, le monde se porterait mieux. Le prolétariat international se porterait mieux.
Mais il n’est pas trop tard pour faire le choix de la lutte !
Le mot d’ordre absurde appelant à « tenir bon », qui nous enfonce de plus en plus profondément dans le maelström du carnage universel, a fait long feu. Lutte de classe prolétarienne internationale contre la boucherie impérialiste internationale ; voilà le seul mot d’ordre socialiste qui vaille aujourd’hui !
L’ennemi principal de chaque peuple est dans son propre pays !
L’ennemi principal du peuple allemand est en Allemagne : il s’agit de l’impérialisme allemand, du parti de la guerre allemand, de la diplomatie secrète allemande. C’est cet ennemi dans son propre pays que le peuple allemand doit affronter dans la lutte politique, aux côtés des prolétaires des autres pays qui combattent également leurs propres impérialistes nationaux.
Nous sommes solidaires du peuple allemand mais n’avons rien de commun avec les Tirpitz13 et les Falkenhayn14 allemands, avec le gouvernement allemand d’oppression politique et d’asservissement social. Rien pour eux, tout pour le peuple allemand ; tout pour le prolétariat international, pour le prolétariat allemand, pour l’humanité foulée aux pieds !
Les ennemis de la classe ouvrière comptent sur l’amnésie des masses ; à vous de fausser leurs calculs ! Ils comptent sur la patience des masses – mais nous, nous lançons ce cri impétueux :
Combien de temps encore les joueurs au grand casino de l’impérialisme abuseront-ils de la patience du peuple ? Assez et plus qu’assez du massacre ! À bas les fauteurs de guerre, de chaque côté de la frontière !
Mettez fin au génocide !
Prolétaires de tous les pays, suivez l’exemple héroïque de vos frères italiens ! Unissez-vous dans la lutte de classe internationale contre les machinations de la diplomatie secrète, contre l’impérialisme, contre la guerre, pour une paix socialiste.
L’ennemi principal est dans votre propre pays ! »
NOTES
- Pour une histoire détaillée de cet épisode, voir La révolution allemande, de Chris Harman, aux éditions La Fabrique.
- Par opposition à celle qui, avec la majorité du parti socialiste et des syndicats, s’est ralliée à la politique de l’état-major.
- La guerre éclate au mois d’août 1914.
- Nom du suffrage censitaire prussien, puis allemand.
- Les junkers sont l’aristocratie foncière de la Prusse et de l’Allemagne orientale, et forment le socle du régime impérial allemand.
- En signant le Pacte de Rome avec l’Angleterre, la France et la Russie, l’Italie rompt le traité antérieur qui l’unissait à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie (la Triplice, ou Triple-Alliance).
- L’état-major allemand prétendait alors qu’une offensive française par la Belgique était imminente.
- Tout au long du mois d’avril 1915, l’Italie monnaie en effet son soutien en échange d’annexions territoriales. Vienne, jalouse de ses zones d’influence balkaniques et méditerranéennes, fait preuve d’une mauvaise volonté notable, contrairement à Paris et Londres, qui lui promettent monts et merveilles.
- Alors que la guerre sur et sous les mers se généralise, le 7 mai 1915, un sous-marin allemand coule un navire de plaisance britannique – un paquebot, le Lusitania. L’évènement heurte l’opinion publique internationale et jouera un rôle majeur dans l’intervention des USA dans la guerre européenne.
- Liebknecht fait vraisemblablement référence au traité sur la liberté des mers que le colonel House, fondé de pouvoir du président américain en Europe, s’efforçait alors de négocier entre l’Allemagne et le Royaume-Uni pour mettre fin à la guerre. Le pouvoir anglais jouait cependant sur les deux tableaux, puisqu’il était, dans le même temps, en train de nouer l’alliance offensive avec l’Italie. Le torpillage du Lusitania a finalement mis fin aux pourparlers.
- Référence à l’opinion défendue par la majorité du parti socialiste, d’après laquelle une victoire allemande permettrait finalement de réaliser le programme socialiste (une fois vaincue l’autocratie russe, etc.) ; dans l’intervalle, il faut donc « tenir bon ».
- Le parti socialiste italien, une fois la guerre déclarée, adoptera finalement une attitude plus conciliatrice, proche de celle d’un Kautsky en Allemagne, sous le mot d’ordre « Ni adhérer [à l’union sacrée], ni saboter ».
- Alfred von Tirpitz : grand amiral allemand et fondateur de la flotte allemande, au cœur de la course aux armements entre Allemagne et Grande-Bretagne.
- Erich Von Falkenhayn : général allemand, ministre de la Guerre de Prusse de 1913 à 1915 et chef de l’état-major allemand de septembre 1914 à août 1916.
Image du domaine public.