Par Marie Jay.
La crise du logement en Île-de-France est en train de passer un cap. Hausse des loyers, spéculation foncière 1 rendant l’achat immobilier inaccessible, manque de logements sociaux… : les Parisiennes et Parisiens se retrouvent relégué.es en proche couronne, tandis que les habitant.es de banlieue proche se voient repoussé.es plus loin encore de la capitale.
Cette situation est inacceptable pour les classes populaires. Elle l’est aussi pour les Communes qui ont œuvré via la construction de logements sociaux et ne sont pas responsables du phénomène.
Gentilly, Commune populaire aux portes de Paris, en subit particulièrement les conséquences.
C’est pourquoi nous avons lancé, à partir du printemps, une démarche collective de construction de revendications autour des enjeux de logement et d’habitat, intitulé « l’habitat dans tous ses états ». Nous avons utilisé des formes de participation visant à permettre l’expression d’un maximum d’habitant.es, en particulier ceux qui n’ont pas l’habitude de prendre la parole dans la vie publique, en organisant des microrencontres (petits groupes de discussion facilitant les échanges), en faisant de l’ « aller-vers », et donnant de l’espace aux habitant.es pour formuler leurs propositions en ateliers.
Sur la base des 153 propositions formulées, nous avons construit un Manifeste 2 qui synthétise les engagements conjoints des habitant.es et des élu.es. Engagements de la part de la Commune (mise en place d’un organisme de transparence pour les logements sociaux, augmentation de la part de pleine terre dans le plan local d’urbanisme, permis de louer 3 …), mais aussi engagements à se mobiliser pour obtenir de la part d’autres acteurs de nouveaux dispositifs qui aident à affronter la crise actuelle (l’encadrement des loyers dans le privé, par exemple, qui doit être accordé par le ministère du Logement et vise à freiner la flambée des prix à la location).
Cette démarche inspire deux réflexions : une sur les orientations stratégiques en matière d’habitat, une autre sur le rôle démocratique de contre-pouvoirs des Communes.
Maîtriser le foncier, c’est maîtriser l’avenir
Le logement, mais aussi, plus largement, l’habitat (l’ensemble des conditions dans lesquelles s’insère le logement : espaces publics, accessibilité, état du logement…) constitue un terrain d’affrontements politiques entre différents intérêts. Tous les individus ne souhaitent pas faire les mêmes choix, selon leur situation, et ces choix peuvent être antagoniques : des locataires veulent pouvoir bénéficier d’un confort thermique, mais leur propriétaire ne veut pas payer des travaux, un promoteur souhaite vendre les logements construits au prix le plus élevé possible, mais ce prix les rend inaccessibles pour les habitant.es de la ville en question, certains souhaitent ne pas augmenter la densité d’une ville pour vivre plus confortablement, mais d’autres veulent que leurs enfants puissent se loger dans de nouveaux logements dans dix ans…
Les individus ne sont pas égaux face à ces choix : le foncier (le terrain) et sa maîtrise sont au cœur de la décision.
La maîtrise du foncier permet de décider de l’avenir de territoires, de qui peut ou ne peut pas s’y installer, et dans quelles conditions. Elle permet de choisir la répartition des différents espaces (logements, espaces publics, sites économiques…) et leur équilibre (logement social/logement privé, types de logements sociaux…).
Dès lors, lorsque l’objectif est de permettre une maîtrise de l’espace par et pour le plus grand nombre, la voie ne peut qu’être démocratique, c’est-à-dire par des formes de maîtrise collective du foncier.
Évidemment, la baisse des moyens des Communes rend plus complexe ce levier pour les nouveaux espaces (difficultés à préempter au prix du foncier par exemple). Quand le foncier augmente aussi rapidement qu’en Île-de-France, quelques-uns se retrouvent avec un grand rapport de force.
Pourtant, dans le domaine du logement, il existe une forme de propriété partagée : le logement social. Si le bailleur est un bailleur public, alors sur la base d’une maîtrise publique du foncier, la gestion du bâti peut être collective.
Il s’agit d’admettre que nous avons perdu une bataille sur le logement social : alors que 70 % des Francilien.nes y sont encore éligibles, le logement social est de moins en moins conçu comme un logement pour toutes et tous, dont l’avenir est décidé collectivement, mais uniquement comme un logement pour les plus précaires.
Ce n’est pas qu’une défaite idéologique, c’est en partie un recul réel : les plafonds de ressources pour y accéder sont abaissés, le non-respect de la loi SRU par de nombreuses communes rend les logements plus rares, la règle de 30 % de logements attribués par la préfecture fait converger vers quelques communes tous les besoins de logement et les urgences légitimes liées au droit au logement opposable laissent de moins en moins possibilités pour d’autres attributions.
Ces reculs découlent d’une réduction du logement social au droit au logement pour les plus précaires (et notamment de l’idée que la « mixité sociale » s’établit par une mixité entre logement social et logement privé). Ils sont également la conséquence logique d’une construction de logements sociaux bien en-deçà de la demande, du fait des communes hors-la-loi qui refusent de mettre en place cette autre forme de propriété.
Cela inspire plusieurs défis :
- D’abord, il nous faut trouver des moyens de pression pour permettre un développement du logement social sur l’ensemble du territoire francilien, pour que la pénurie n’en exclue pas le grand nombre (marches dans les villes carencées, actions des député.es progressistes qui sont élu.es sur des circonscriptions comprenant ces villes…) ;
- Ensuite, le logement privé doit pouvoir répondre aux besoins du plus grand nombre, afin de desserrer la pression sur le logement social (l’encadrement des loyers et les clauses anti-spéculatives à l’achat sont des leviers en ce sens) ;
- Enfin, nous pouvons changer nos mots sur le logement social. Patrice Leclerc proposait en ce sens, dans un débat lors de la Fête de l’Humanité, de changer de vocabulaire pour défendre le « logement public » plutôt que le logement social. Ce changement induirait d’accentuer le caractère démocratique des offices publics, en renforçant la participation des locataires et des habitant.es de la ville dans les choix à effectuer pour en faire des lieux de gestion collective.
La démocratie est un muscle
Lorsqu’un Président de la République peut imaginer faire passer une réforme d’ampleur sur les retraites via un amendement à un projet de loi de financement de la sécurité sociale, sans débat démocratique, un constat nous frappe : la 5e République est un régime de confiscation du pouvoir dans les mains d’une seule personne.
Pourtant, comme nous l’avons vu lors de « l’habitat dans tous ses états » à Gentilly, les habitant.es demandent à être impliqué.es dans les choix publics, et veulent pouvoir débattre, trancher, fabriquer les politiques publiques.
La démocratie peut se voir comme un muscle : plus on l’exerce, plus on a envie de prolonger l’exercice, et plus on se sent en capacité de le faire.
Les Communes sont les lieux d’exercice de ce muscle par excellence, de par la proximité entre les habitant.es et les élu.es, et par l’histoire des Communes populaires. Elles sont précurseurs de lieux de décisions collectives, d’expérimentations. Elles le sont d’autant plus lorsqu’elles permettent aux personnes entièrement exclues des droits démocratiques (droit de vote et droit d’être élu.e), les résident.es étranger.es.
Or, dans un contexte où les villes sont de plus en plus conçues par les derniers gouvernements comme des préfectures, perdant des droits à lever l’impôt, manquant de moyens financiers pour agir, subissant des contraintes de plus en plus fortes pour mener des politiques relevant des compétences de l’État (comme G. Darmanin qui forçait cet été la main à Lyon pour que la ville gère la sécurité, pourtant une compétence régalienne), nous sommes amené.es à changer de modèle stratégique pour mettre au cœur les revendications démocratiques. Les Communes ne peuvent plus pallier toutes les carences de l’État, être des contre-modèles de ce qui devrait s’appliquer à l’échelle nationale.
Elles peuvent, en revanche, devenir de nouveaux terrains d’expérimentation démocratique, des terreaux revendicatifs pour libérer le potentiel d’action politique des classes populaires.
Plusieurs choix peuvent être pris en ce sens, tant concernant les domaines d’actions (gestion publique de l’eau, promotion d’un modèle démocratique du logement public, conception des espaces publics par et pour toutes et tous…) que sur les modes d’implication populaire (organisation de référendums, construction collective de politiques publiques sur la base des propositions des habitant.es, assemblées populaires…).
Ces initiatives permettent de donner corps aux aspirations des classes populaires : S’il est possible de mettre en place une gestion publique et démocratique de l’eau, pourquoi n’est-ce pas le cas sur l’énergie ? Si les habitant.es ont leur mot à dire sur les choix qui s’opèrent au sein du logement public, pourquoi n’est-ce pas le cas en tant que locataire d’un logement privé ? Si nous sommes capables d’élaborer des politiques, pourquoi le gouvernement n’organise jamais de référendums ?
Nous pouvons ainsi donner des espaces d’élaboration politique aux habitant.es, en prenant nos responsabilités sur les champs qui concernent l’action municipale, et en créant ensemble les revendications qui relèvent de la responsabilité du gouvernement, en décidant des manières de les obtenir.
Cette option stratégique peut faire des Communes à la fois des lieux d’apprentissage populaire de l’exercice du pouvoir, mais aussi des foyers de contre-pouvoirs. Il s’agirait alors de ne plus être désarmé.es face à un régime politique où toutes les décisions se jouent en un coup, tous les cinq ans, mais de permettre d’agir pour une démocratisation du pays.
notes
1. Achat de logements en anticipant la hausse des prix futures pour réaliser des plus-values.
2. Accessible ici : https://www.ville-gentilly.fr/actualites/lhabitat-dans-tous-ses-etats-retour-sur-la-soiree-de-restitution.
3. Dispositif permettant aux Communes de contrôler les appartements mis en location pour lutter contre le mal-logement, en obligeant les propriétaires bailleurs à soit faire une déclaration préalable à la mise en location, soit demander une autorisation de mise en location, afin de vérifier l’état du logement loué.
Image du domaine public. Bibliothèque historique de la ville de Paris, éditions Dittmar, Musée d’Art et d’Histoire de Seine St Denis