Serbie, du deuil à la résistance : comment les étudiant·es ont-ils donné naissance au plus large mouvement de l’histoire ?


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Un an après le décès de 16 personnes suite à l’effondrement de l’auvent de la gare de Novi Sad, le mouvement anti-régime dirigé par les étudiant·es demande toujours des comptes malgré l’escalade de la répression institutionnelle. Nous publions à cette occasion l’analyse de Vladimir Simović, sociologue et militant serbe. Traduction par Armeline Videcoq-Bard.

Les protestations contre le gouvernement sont devenues un fait quasi-quotidien dans la vie des Serbes depuis 2016, quand des hommes masqués ont démoli des bâtiments dans la nuit dans le quartier de Savamala à Belgrade, pour « faire de la place » au « front de bataille de Belgrade« , un projet étroitement lié au Parti progressiste serbe (SNS). Cet événement a symbolisé l’impunité et la connivence entre la politique et les entreprises qui définissent aujourd’hui le système.

Une tragédie qui a embrasé un mouvement

La plus récente vague de protestation a eu lieu en novembre 2024, après que l’auvent de la gare de Novi Sad (tout nouvellement rénové) se soit effondré. Le projet avait été inauguré quelques mois auparavant par les représentants du gouvernement, et annoncé comme « une preuve du progrès de la Serbie« . En réalité, il ne s’agissait que d’un autre programme de travaux publics surévalués, où les fonds ont été détournés vers des entreprises proches du régime.

La corruption du système n’est pas nouvelle en Serbie. Au cours des décennies passées, une « nouvelle élite économique » s’est formée à travers sa proximité avec l’État et son accès privilégié à des contrats publics. En 2024, les entreprises détenues par dix hommes d’affaires proches du gouvernement ont généré plus d’un milliard de revenus. Un de ces sous-traitants, Starting, impliqué dans l’affaire de Novi Sad, a enregistré un bénéfice de 251% cette même année. Cette fois cependant, la corruption s’est mesurée en vies humaines.

La réaction publique a été immédiate et résolue. À exactement 11h52, au moment où l’auvent s’est effondré, la population à travers tout le pays a commencé à bloquer les rues en silence. Une minute pour chaque vie perdue. Même dans de petites villes, qui n’avaient pas vu de manifestations depuis des décennies, les citoyens se sont rassemblés. Cette action est devenue à la fois un deuil et une défiance, un acte de tristesse collective et d’indignation civique.

Le soulèvement étudiant

Contrairement aux précédents mouvements de protestation que le régime avait laissé s’éteindre d’eux-mêmes, la répression est arrivée rapidement. Des membres subalternes du parti au pouvoir et des voyous à leur solde ont attaqué des veillées silencieuses. Fin novembre 2024, les étudiant·es et professeurs près de l’Université des Arts Dramatiques de Belgrade furent attaqués, engendrant une vague d’occupation des bâtiments de l’université qui s’est rapidement répercutée dans le reste du pays.

Depuis les campus occupés, les étudiant·es ont fait connaître quatre demandes simples et sensées : la publication des documents relatifs à la reconstruction de Novi Sad, l’identification et la mise en examen des personnes ayant attaqué les professeurs et étudiant·es, l’abandon des actions judiciaires contre les manifestants des veillées mis en détention, et une augmentation de 20% du financement public dans les universités. En dehors de la question du financement – partiellement -, aucune de ces demandes n’a été entendue.

L’organisation fonctionnait par le biais de plénières, des assemblées étudiantes ouvertes fonctionnant selon le principe de la démocratie directe, où tout étudiant pouvait proposer, débattre et voter. Les étudiant·es ne se sont pas seulement inscrit·es dans des manifestations à travers le pays, mais ils et elles les ont aussi amplifiées, créant les plus grands rassemblements de l’histoire politique de la Serbie.

Les manifestations allaient de ville en ville, de village en village, allant directement rencontrer la population, contournant les portraits dépeints par la presse et les médias contrôlés par l’État. Ils et elles ont aussi lancé l’initiative « un·e étudiant·e dans chaque village », ne se contentant pas d’un message cantonné aux universités, mais faisant connaître leurs revendications dans les communautés les plus isolées et souvent oubliées des politiques.

Grâce à leur persévérance, leur empathie et une organisation impressionnante, les étudiant·es ont suscité la confiance à tous les niveaux de la société. Cette confiance était également une question de temporalité : ils et elles sont apparu·es comme une force crédible précisément au moment où le gouvernement avait supprimé toute opposition, en particulier les partis traditionnels.

Avec le temps, la majorité de l’opposition politique serbe s’était fragmentée en plusieurs organisations étroites, avec de petites bases militantes. Les rivalités, plutôt que les idéologies, avaient conduit à la division. Certaines figures proéminentes de l’opposition avaient même rejoint le groupe du gouvernement, alimentant le cynisme de l’opinion publique. La décomposition de l’opposition politique n’étaient pas seulement due à ses actions : la domination de la télévision favorable au régime a rendu la compréhension de son message quasiment impossible. Les adresses directes du président serbe Vučić étaient sur toutes les ondes en même temps, tandis que les prises de paroles de l’opposition restaient minoritaires, et souvent perçu comme hostiles.

Créer des alliances, étendre la solidarité

Bien que les étudiant·es serbes soient devenus la force politique la plus soutenue (bien que cela n’ait jamais été leur but initial), ils et elles ont rapidement reconnu qu’aucun acteur seul ne pouvait permettre le changement. Cette prise de conscience a donné naissance à une remarquable expérience de démocratie populaire.

Les étudiant·es ont invité les citoyens à s’organiser en assemblées locales (zborovi), un mécanisme d’action légale et directe permis par la loi serbe sur la gouvernance locale autonome. Ces assemblées se sont souvent tenues dans des parcs, ont occupé des centres culturels, ou simplement se sont retrouvées dans la rue, n’importe où de grands groupes pouvaient se retrouver, se répandant rapidement et dans de nombreuses villes, ces rencontres sont devenues des endroits permanents pour le débat civique et la coordination du mouvement.

Dans le même temps, les étudiant·es ont construit des alliances avec les organisations du mouvement des travailleurs. Ils et elles ont régulièrement appelé à la grève générale, dans un pays où d’après la loi de 1996 sur les manifestations, ce type d’action est devenu presque impossible. Fin mars, cinq des plus grandes confédérations syndicales du pays ont signé et rejoint une plateforme avec les étudiant·es pour pousser vers une réforme de la loi sur le travail. Ensemble, ils ont organisé à Belgrade ce qui a été considéré comme la plus grande marche du 1er mai depuis des décennies.

La solidarité est allée au-delà du rapport de classe. Le mouvement a forgé des alliances entre les ouvriers, les paysans, les enseignants, les artistes et les avocats, tout en soutenant les mouvements pour le climat ; en particulier, les communautés locales qui résistent déjà contre les méga-projets comme l’extension de l’usine de lithium dans la vallée de Jadar.

L’exemple de Novi Pazar, une ville à majorité bosniaque, longtemps en périphérie des processus politiques, est devenu un symbole en devenant l’un des centres du mouvement. Cela venait se mettre en opposition directe avec le fonctionnement du régime politique nationaliste, montrant qu’une société longtemps marquée par des divisions ethniques pouvait maintenant opérée une véritable transformation.

Des concessions à la répression

Initialement, le régime a essayé de contenir le mécontentement en faisant des concessions superficielles : une augmentation modeste du salaire des enseignant·es, la promesse de subventionner les aides au logement pour les jeunes, une démission tardive du premier ministre, de certains ministres clefs et du maire de Novi Sad. Pourtant aucune de ces mesures ne réglaient l’essence du problème : la responsabilité dans l’effondrement de l’auvent. N’importe quelle véritable enquête aurait mis à jour le réseau de corruption soutenant le pouvoir du régime. C’est précisément pourquoi une année plus tard, le procès judiciaire est toujours en suspens, certains documents importants sur la reconstruction de la gare de Novi Sad n’ayant toujours pas été entièrement révélés publiquement.

Alors que le mouvement a persisté, la répression a augmenté. Les militant·es ont été battus, détenus sans raison, retenus pendant des mois. Les professeurs qui ont soutenu le mouvement et protesté on perdu leurs emplois. Les personnels des universités ont du faire face à des coupes dans leurs financements pour avoir soutenu les étudiant·es. Les hooligans et des criminels furent déployés pour attaquer. Certains d’entre eux, arrêtés et jugés coupables de violences, ont été pardonnés par le président lui-même. Un cynique contraste avec l’appellation de « terroristes » que recevait les médias indépendants par ce même président et ses ministres, tout comme les manifestant·es, ce qui montre que le régime considère désormais la vérité et la dissidence comme des menaces existentielles.

Entre l’est et l’ouest

Le mouvement étudiant s’est développé dans un contexte géopolitique serbe très tendu. Le président Vučić a dépeint les protestations comme une « révolution de couleur » soutenue par l’Occident, pourtant son gouvernement garde des liens étroits avec toutes les superpuissances, de Washington et Paris, à Moscou et Pékin.

L’Union européenne s’est largement montrée aveugle aux manquements démocratiques en échange de la stabilité, d’une collaboration avec le Kosovo et de l’accès aux réserves de lithium serbes, essentiels pour la transition écologique de l’Europe. Dans le même temps, Belgrade achetait pour plusieurs milliards d’avions de chasse français, accueillait d’opaques entreprises d’investissement chinoises, refusait de sanctionner la Russie tout en continuant d’exporter des armements à l’Ukraine et à Israël.

Cette diplomatie « multivectorielle » permet à Vučić d’apparaître comme indispensable aux yeux de tous. Dans ce contexte, les étudiant·es se retrouvent largement isolés, demeurant une force interne pluraliste et locale, qui résiste à un régime autoritaire sans soutien étranger.

Leurs symboles se sont mêlés aux symboles nationaux et civiques, reprenant le drapeau serbe au parti au pouvoir, qui se l’était depuis longtemps approprié afin de se rendre équivalent à la représentation de l’État et de l’intérêt national. L’opinion publique libérale, à la fois en Serbie et à travers l’Europe a souvent vu ce processus avec suspicion, accusant sporadiquement le mouvement étudiant de nationalisme ou de sympathie pro-russe, ce qui n’avait peu voire aucun lien avec le contexte dans lequel s’inscrivait le mouvement. Les accusations d’être « pro-russes » se sont particulièrement avérées fausses, puisque les étudiants ont marché jusqu’à Bruxelles et pédalé jusqu’à Strasbourg pour s’opposer spécifiquement à un soutien de l’Europe à Moscou.

Le régime, en revanche, a utilisé le pouvoir « multivectoriel » de la politique étrangère de la Serbie, se présentant comme également amical avec Washington, Bruxelles, Moscou et Pékin, exploitant l’ambiguïté en venant en soutien à toutes les parties des différents conflits. Dans le pays, il a qualifié les étudiant·es d’agents occidentaux au service d’intérêts étrangers. À l’étranger, il les a présenté comme une force déstabilisatrice soutenue par la Russie. Cette schizophrénie stratégique a permis au gouvernement d’apparaître comme un pilier de stabilité aux yeux de toutes les grandes puissances, tout en discréditant ses propres citoyens en les présentant comme les pions du camp adverse.

Le tournant vers les élections

Six mois après le début de la mobilisation étudiante ayant conduit entre 5 et 10% de la population à manifester dans les rues de Belgrade en une seule journée, les étudiant·es ont changé de trajectoire. Réalisant que leurs demandes initiales ne seraient pas prises en compte sous l’administration actuelle du pays, ils ont fait appel à des élections parlementaires.

Le mouvement a aussi formé une liste électorale étudiante sous un processus de démocratie directe. Pour protéger les potentiels candidat·es d’une éventuelle répression, les noms ne seront annoncés que lors de l’officialisation de la liste électorale. Leur plateforme politique se décrit comme « révolutionnaire » et souhaite gagner des sièges afin de changer fondamentalement les institutions en une mandature.

Le soutien public à la fois pour le processus d’élection mais aussi la liste étudiante fut impressionnant. D’après un sondage national fait par la plateforme indépendant CRTA, presque deux tiers des citoyens ont vu dans l’établissement d’une élection anticipée du Parlement une solution à la crise actuelle. Si les élections s’étaient tenues à ce moment-là, 44% auraient voté pour la liste étudiante. En comparaison, le groupe présidé par Vučić aurait obtenu 32% et les 10% restants se seraient distribués entre les autres organisations politiques. La Serbie est polarisée, mais la demande pour un changement est clairement majoritaire.

Un mouvement enraciné dans une pratique

La force du mouvement réside dans sa pratique, pas dans son label. Il est pluriel, intergénérationnel et enraciné dans l’expérience des vies de ses militant·es. Il s’est constitué dans la pratique démocratique (assemblées citoyennes), s’est forgé des alliances à travers tout le pays (avec les syndicats, les paysans, enseignants, avocats, travailleurs du secteur culturel, informatique, etc…) et est allé à la rencontre des régions négligées.

Initialement porté sur l’état de droit et la méritocratie, son agenda s’est étendu aux questions socio-économiques (propriété privée, biens publics, inégalités), suggérant une conscience sociale profonde.

Le régime, à l’inverse, est apparu en déclin et défensif : refusant les élections, se reposant sur la police et les services de sécurité, et pariant que la fatigue l’emporterait sur l’espoir. Les étudiant·es et leurs allié·es ont démontré l’exact opposé, que seules de véritables élections libres peuvent résoudre une crise politique pacifiquement. Les problèmes structurels de la Serbie ne peuvent pas être résolus en une nuit. Mais un changement de régime peut amener au moins les conditions d’un progrès démocratique dans le pays.

Si la colonne vertébrale des manifestations et de leurs organisations sont écrasées, la répression sera brutale et le message sera clair : n’essayez plus jamais. Cependant si le mouvement perdure, il peut ouvrir la porte à un futur différent, plus juste, démocratique et humain.

Pour l’Union européenne et plus largement la communauté internationale, le message est clair : un véritable renouveau démocratique dans les Balkans ne peut pas venir de la diplomatie de sommet, mais de la rue.


Image d’illustration : « Participants in the general strike in Serbia, in the center of Belgrade, January 24, 2025. They are walking in an organized group along the roadway in the area of ​​Terazije Square. Car traffic is suspended. One of the participants holds a banner with the slogan « Only unity saves the Serbs » (Samo sloga Srbina spasava) changed to « Only students save the Serbs » (Samo student srbina spasava) », photographie du 24 janvier 2025 par SergioOren (CC BY 4.0)

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