« Justice à deux vitesses, de Sarkozy aux détenus ordinaires ». Entretien avec une conseillère pénitentiaire d’insertion


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Depuis quelques semaines, on n’en finit pas de commenter la condamnation à cinq ans d’incarcération, avec exécution provisoire (c’est-à-dire immédiate) de l’ancien président de la République Nicolas Sarkozy. Depuis l’annonce de son incarcération à la prison de la Santé ses soutiens, et plus généralement les élites, s’insurgent à longueur d’antenne sur ses conditions de détention. Ils ne pourraient être plus explicites : « C’est un choc pour des gens comme nous ! Nous ne sommes pas faits pour la prison, nous ne sommes pas des animaux, c’est terrible. »1.

Nous avons rencontré Sarah*, conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation, pour évoquer la vie des détenus ordinaires. Entretien réalisé par Anaïs Fley.

Nos Révolutions (NRs) : Bonjour Sarah, merci de nous accorder cet entretien. On a pensé qu’il serait utile de donner la parole aux personnes qui connaissent réellement les conditions de vie en prison, et qui œuvrent au quotidien pour garantir aux détenu·es le respect de leurs droits pendant et après la détention. Peux-tu te présenter ?

Sarah : J’ai 27 ans et je suis conseillère pénitentiaire d’insertion et de probation dans une maison d’arrêt de la région parisienne. J’y travaille depuis quatre ans. J’ai passé le concours en externe durant mon Master 2, et je suis entrée à l’École nationale d’administration pénitentiaire en 2020 pour deux ans, avec des alternances de cours et de stages.

NRs : Pourrais-tu nous décrire ton travail de la manière la plus concrète possible, pour que nos lecteurs puissent se rendre compte de ce dont il s’agit ?

Sarah : Je travaille en prison, et mon rôle est d’accompagner les personnes détenues tout au long de leur peine. Nos missions incluent le maintien des liens avec l’extérieur, notamment la famille et les proches, dès l’arrivée des détenus, en mettant en place les droits aux appels, parloirs, virements et linge, lorsque cela est autorisé par le juge ou la direction.

Nous rendons également des rapports et avis pour tout aménagement de peine ou libération anticipée (bracelet électronique, semi-liberté, placement extérieur ou libération conditionnelle) ainsi que sur les permissions de sortie et réductions de peine. Nous sommes ainsi une aide à la décision judiciaire.

Nous accompagnons les détenus dans la réinsertion professionnelle, sociale, familiale, administrative et sanitaire, et les orientons selon leurs problématiques et besoins. Nous travaillons aussi sur la lutte contre la récidive, en discutant des faits commis, en évaluant les facteurs du passage à l’acte et en utilisant des outils spécifiques ou programmes adaptés. Nous sommes en contact quotidien avec les détenus, par courrier ou entretien, ainsi qu’avec leurs proches et l’ensemble des partenaires de l’emploi, de la santé, de la détention, du social et du judiciaire.

NRs : Si la politique d’Emmanuel Macron et de ses gouvernements devait continuer à s’appliquer, qu’est-ce que ça présagerait pour les conditions des détenus ?

Sarah : Les politiques menées actuellement ont plusieurs conséquences au sein du milieu carcéral. On observe tout d’abord une diminution des budgets alloués aux activités en prison qui ne sont pas liées au sport ou à l’éducation. Ainsi, toute activité non sportive ou éducative tend progressivement à être supprimée.

Parallèlement, l’aspect réinsertion diminue au profit d’un renforcement sécuritaire : davantage de budgets sont alloués aux surveillants et de moins en moins aux personnels de l’insertion. Par exemple dans ma promotion de 2020, nous étions 300 CPIP ; actuellement, ils ne sont plus que 80. Cela signifie que les CPIP partant à la retraite ou en disponibilité ne sont pas remplacés. Cela entraîne une augmentation constante du nombre de détenus ou de personnes placées sous main de justice (ayant une peine alternative à l’emprisonnement) suivies par chaque agent. Dans ma prison, nous sommes aujourd’hui à 80 détenus par CPIP, et ce chiffre risque de passer à 90 en raison de la surpopulation carcérale et de la tendance des juges à considérer la peine d’emprisonnement comme la seule possible, sans développer suffisamment les alternatives à l’incarcération telles que le sursis probatoire, le travail d’intérêt général, le bracelet électronique, le placement extérieur, la semi-liberté ou les stages, par exemple.

Les politiques actuelles reposent également sur l’idée que la prison serait le seul moyen efficace pour lutter contre la récidive, ce qui est faux. La récidive existe aussi derrière les murs : trafic de drogues, de téléphones, menaces, violences… Ces infractions ne cessent d’augmenter en raison d’un climat de tension permanent, lui-même nourri par la surpopulation carcérale et le manque de moyens et d’effectifs.

La volonté de privilégier la sécurité au détriment de la réinsertion et de l’éducatif a pour conséquence directe une privation croissante des droits des détenus. Cela crée un climat de tension qui affecte également les agents de l’administration pénitentiaire, premiers acteurs du milieu carcéral : surveillants, lieutenants pénitentiaires, directeurs des services pénitentiaires et agents des SPIP. Moins les détenus ont la possibilité d’apprendre, d’étudier, de se sentir utiles, plus ils risquent de commettre de nouvelles infractions, faute de comprendre le sens de leur peine.

La gestion des personnes étrangères en prison illustre aussi cette dérive. On assiste à une quasi-systématisation des interdictions du territoire français, que la personne détenue ait ou non un titre de séjour, et les requêtes pour lever ces interdictions aboutissent rarement. Dans ces conditions, il devient presque impossible de travailler un projet de sortie cohérent. L’avenir de ces personnes reste donc incertain : certaines sortent libres, d’autres sont immédiatement prises en charge par la police aux frontières pour un transfert dans un centre de rétention administrative ou vers un aéroport. La préfecture notifie d’ailleurs très souvent, dans les cas de personnes sans papiers, des obligations de quitter le territoire français, et parfois même à des personnes disposant pourtant d’un titre ou d’une carte de séjour. Le renouvellement de ces documents, lorsqu’on est incarcéré, prend un temps considérable.

À cela s’ajoute la question des privilèges accordés aux personnes non racisées. Malgré des infractions souvent liées aux mœurs (violences conjugales, violences sexuelles, meurtres), ces détenus bénéficient plus fréquemment d’un logement et d’un emploi à leur sortie, ce qui favorise des peines plus légères et des aménagements plus rapides. À l’inverse, les personnes racisées ou issues de milieux défavorisés – vivant en HLM, avec peu d’accès à un emploi stable, à une scolarité décente ou à des activités extrascolaires – sont plus lourdement sanctionnées et ont moins de perspectives de réinsertion.

Enfin, les peines se durcissent de plus en plus pour les délits liés au trafic de stupéfiants ou ceux commis à l’encontre des personnes dépositaires de l’autorité publique, comme l’outrage, les violences ou la rébellion. Ces sanctions visent souvent des jeunes primo-incarcérés, au casier peu chargé. La priorité politique est aujourd’hui mise sur ces infractions, alors que les violences intrafamiliales et les violences sexuelles, pourtant majeures, restent moins sévèrement poursuivies.

NRs : Et Nicolas Sarkozy, dans tout ça ? Qu’est-ce que tes collègues et toi-même pensez de l’émotion suscitée par son incarcération parmi ses soutiens ?

Sarah : Cette indignation nous dépasse. Oui, l’incarcération d’un ancien président est un événement médiatique. Mais en quoi serait-elle plus choquante que celle d’une personne innocente placée en détention provisoire pendant des mois, avant d’être relaxée ? Il est scandaleux qu’un président de la République ou un ministre de la Justice reçoivent M. Sarkozy à l’Élysée ou au ministère avant son incarcération. La séparation des pouvoirs est bafouée. La justice a fait son travail : elle a condamné un homme pour des faits graves, avec des victimes. Pourtant, ce sont les juges qui sont aujourd’hui montrés du doigt, comme s’ils étaient coupables d’avoir appliqué la loi.

La protection des crimes en col blanc ne fait plus aucun doute. M. Sarkozy sera certes placé à l’isolement pour des raisons de sécurité, mais il devrait bénéficier des mêmes droits que les autres détenus : accès aux soins, aux parloirs, à la cantine, à son avocat. Or, il semble qu’il ait déjà obtenu des privilèges – parloir avec son avocat et sa compagne dès son arrivée, alors que ces démarches prennent normalement des semaines pour les autres.

On nous parle aussi de détenus de la Santé placés en garde à vue pour avoir « menacé de mort » M. Sarkozy. Soit. Mais qu’en est-il des détenus ordinaires, harcelés, rackettés, violentés chaque jour ? Ceux qui subissent des pressions pour faire entrer des produits interdits, ceux qui sont battus par d’autres détenus ou par des surveillants, ceux qui meurent en détention ? Eux, on en parle à peine.

NRs : L’utilité de la prison fait débat. En tant que personnel pénitentiaire, nous sommes curieux de connaître ton opinion.

Sarah : La prison reste nécessaire pour lutter contre la criminalité organisée, le terrorisme ou la dangerosité de certains condamnés pour crimes violents. Elle protège la société et les victimes. Le problème, c’est le système carcéral lui-même, profondément inégalitaire et visant à condamner les jeunes des quartiers populaires. Certains bénéficient de privilèges, d’autres savent d’emblée qu’ils n’auront jamais droit à un aménagement de peine, faute de ressources ou en raison d’un casier trop lourd. Ils n’ont « rien à perdre », comme ils le disent souvent.

Concernant le terrorisme, la prison me semble indispensable. Mais c’est la prison qui favorise aussi la radicalisation, par les liens qui s’y créent entre détenus. Quant à l’isolement, il coupe les détenus du monde extérieur : accès limité au téléphone, parloirs réduits, fouilles systématiques à chaque sortie de cellule. Comment, dans ces conditions, préparer une réinsertion ? Beaucoup de détenus devraient être soignés en hôpital psychiatrique, mais les places manquent. Comment les prendre en charge correctement, tout en assurant la sécurité du personnel ?

La formation des surveillants est aussi un problème. Trop légère et trop rapide, elle expose les surveillants à la corruption, à la violence, ou les laisse désarmés face aux conflits. Quand le personnel est à bout et qu’il n’a pas le temps de gérer certaines demandes des détenus, pourtant simples, essentielles ou vitales, comment peut-on demander à ces détenus de rester calmes, apaisés et de travailler sur leur réinsertion si, dès l’ouverture de la porte, tout est compliqué pour faire respecter leurs droits ? L’accès aux soins, au psychologue, au parloir pour la famille ou l’avocat, l’accès à l’école, aux activités : tout est compliqué dans certains établissements.

NRs : Malgré les difficultés, qu’est-ce qui te motive dans ton travail ? Pourquoi continues-tu de te battre ?

Sarah : Je m’investis dans ce travail parce que je sais qu’avec de la patience, de l’écoute, de l’accompagnement et la recherche de solutions avec les détenus, il est possible de les amener à se remettre en question, à affronter leurs contradictions, et ainsi de lutter contre la récidive et la délinquance. Notre mission est avant tout humaine : permettre aux détenus de reconstruire leur vie, tout en travaillant dans de bonnes conditions, sans être entravés par la mauvaise gestion du système carcéral.

Le 9 octobre dernier, un rassemblement devant la Cour d’appel de Paris a réuni des CPIP pour se soutenir, dénoncer leur mécontentement et mettre en lumière les conditions dégradées dans lesquelles les établissements pénitentiaires fonctionnent, ainsi que le travail des professionnels qui y exercent. Le CGLPL [Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté, ndlr] alerte depuis longtemps sur les abus, la surpopulation carcérale et le recours systématique à l’emprisonnement, mais les politiques continuent d’ignorer ces signaux. Pourtant, ces choix politiques ont des conséquences humaines directes : détention surpeuplée, conditions de travail difficiles, fragilisation des personnes détenues et des équipes.

Ce qui me motive, c’est que malgré ces obstacles, il existe de belles histoires. Parfois, la peine de prison peut être utile : certains détenus s’en saisissent pour se reconstruire et éviter de retomber dans la criminalité. Contrairement aux clichés qui présentent la prison comme peuplée uniquement de criminels dangereux ou de multirécidivistes étrangers, la réalité est beaucoup plus complexe. Les établissements accueillent des personnes aux parcours variés : certaines ont commis des délits graves, d’autres accumulé de petites erreurs. Beaucoup cherchent avant tout à comprendre, à changer et à retrouver une place dans la société. La prison ne doit pas être une fin en soi, mais un outil pour accompagner le changement, soutenir la réinsertion et construire une société plus juste.

NRs : Aurais-tu un message à faire passer ?

Sarah : La prison est le dernier maillon d’un système qui a souvent échoué en amont : l’école, la famille, les politiques sociales, l’institution judiciaire… Elle reflète avant tout des défaillances collectives.

Défendre les droits des personnes détenues et veiller à leur respect n’est pas défendre les criminels, ni minimiser la souffrance des victimes. C’est au contraire défendre une justice qui fonctionne correctement, dans des conditions dignes, et qui sanctionne de manière juste et équitable, sans reproduire les inégalités sociales. Une justice qui prend en compte les causes profondes des délits et favorise la réinsertion, afin que la peine serve réellement à transformer et non à punir aveuglément.


* Par souci d’anonymat, le prénom a été modifié.

  1. https://www.instagram.com/reel/DQHzpxiDK9b/ ↩︎

Image d’illustration : « Nouvelle prison de Valence, France 01 », photographie du 9 avril 2019 par Celeda (CC BY-SA 4.0)

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