ÉDITO. Merci patron !


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Le débat public suscité par la condamnation de Nicolas Sarkozy nous en dit long sur l’état de la domination capitaliste en France. Sarkozy est un malfrat, c’est désormais établi par la justice ; mais ce n’est ni le premier, ni le seul. Ce qui est nouveau est le fait qu’un ancien président de la république et ses alliés mènent une charge aussi violente contre le système judiciaire.

In L’Idéologie Allemande, Karl Marx indique que, dans les sociétés de classe, les intérêts particuliers des classes dominantes tendent à être présentés comme des intérêts universels, bénéficiant à toutes et à tous, permettant l’émancipation de toutes les classes. La raison est simple : vu que les forces productives des sociétés capitalistes sont pilotées par les capitalistes, les autres classes sont dépendantes de leurs valeurs, au point de les incorporer.

Lorsque la classe dominante est suffisamment forte et dynamique, elle accentue cette illusion en mettant en scène son propre génie et sa propre générosité ; c’est ainsi que la bourgeoisie française triomphant de la féodalité en 1789 proclama la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, transmutant ses propres exigences juridiques et politiques en profession de foi universaliste (le récit qu’en fait l’historien marxiste Albert Soboul est saisissant).

Le phénomène ne concerne pas seulement les droits fondamentaux mais tous les aspects de la vie sociale – et à toutes les époques : idéologie et spiritualité, représentation politique, marché du travail… et fonctionnement ordinaire des tribunaux. Le même Marx affirme d’ailleurs, dans le Manifeste du parti communiste, que le droit n’est que la volonté de la bourgeoisie érigée en loi.

Ce voile idéologique est indispensable au consentement à l’autorité, sans lequel la société de classes ne tiendrait pas une seconde. De fait, chacun peut constater que les dominés sont infiniment plus nombreux que les dominants. Ainsi, lorsque les tribunaux punissent les atteintes à la propriété privée (squat, vol, sabotage), ils ne le font pas au nom de la bourgeoisie, mais au nom de la société toute entière ; lorsqu’ils écrasent les émeutiers de Nanterre, ils ne le font pas au nom de la bourgeoisie, mais au nom de la société toute entière ; lorsqu’ils servent de bélier pour pulvériser le droit de grève au nom du « service minimum », lorsqu’ils sanctionnent les collectivités qui fixent un temps de travail inférieur à 1607 heures, lorsqu’ils couvrent les licenciements économiques… Tout cela, ils ne le font pas directement au nom de la bourgeoisie, mais au nom de la société toute entière. Cela suppose simplement que certaines dispositions mineures – qu’elles soient fiscales, pénales ou idéologiques – semblent viser les classes dominantes, les « mettre à égalité » dans le contrat social avec les autres classes.

Dans le fonctionnement ordinaire des sociétés, ces mécanismes ne sont pas remis en cause, ou bien à la marge. Les uns considèrent qu’ils sont nécessaires, et les autres peuvent avoir un peu plus de recul et comprendre pour qui ils fonctionnent, sans alternative, il est difficile de s’en détacher. Mais lorsque la domination bourgeoise vacille, parce que la dynamique économique sur laquelle elle repose et/ou parce que les institutions politiques qui coiffent la société sont en crise, alors l’écran de fumée « universaliste » qui habille les idées et institutions bourgeoises se dissipe.

Dans ces moments, le sauve-qui-peut l’emporte. Les individus qui composent la bourgeoisie ne sont plus capables de prendre sur eux, de limiter leurs propres passions dominatrices et narcissiques pour l’intérêt collectif de leur classe. Ils en viennent à rejeter leur part du contrat social, sans voir qu’il s’agit pourtant d’un marché de dupes dont ils sont les grands bénéficiaires ; alors, ils refusent de payer l’impôt, ils refusent d’être soumis à la justice, ils refusent que des partis ou des artistes puissent les critiquer. Ils se mettent dans une situation infernale ; collectivement ils continuent de défendre le système et appellent à « l’état de droit » dès que la révolte ou la subversion pointent le bout de leur nez, mais individuellement, ils se comportent de manière séditieuse dès qu’ils y ont intérêt.

La question des malversations financières au sein du parti RPR/UMP/LR (qui fut longtemps le porte-parole principal du MEDEF) est emblématique. L’écart entre le silence d’Alain Juppé lorsqu’il a été condamné en 2004, l’agitation de François Fillon lorsqu’il a été mis en cause en 2017 et la colère implacable du clan Sarkozy lorsqu’il a été incarcéré en 2025 est frappante. Dans ce dernier cas, la mobilisation publique du « peuple de droite » contre l’état de droit, du centre jusqu’à l’extrême-droite, jusque dans les rangs du gouvernement et parmi les figures de proue des médias, est un événement.

L’homme d’affaires Jean-Claude Darmon, qui est aussi un ami proche de Sarko, résume le problème en disant : « C’est un choc pour des gens comme nous ! Nous ne sommes pas faits pour la prison, nous ne sommes pas des animaux. » Il y a ici deux aveux : la revendication d’un privilège pour les « gens comme nous », et l’affirmation d’après laquelle les autres, ceux qui sont soumis à la loi, sont « des animaux ». Pour eux, « l’Homme et le Citoyen » concernés par la Déclaration éponyme se ramènent à une figure simple : le capitaliste auquel la propriété privée donne des droits.

C’est aussi, au fond, le secret de la vague à droite qui submerge la Silicon Valley. Pour les uns, des palaces, des villas luxueuses, des jets privés et même des voyages dans l’espace ; pour les autres, le travail jour et nuit, les affres de la pauvreté, le harcèlement de la police anti-migrants – et, pour les femmes, de la police des mœurs. Et de fait, Sarkozy en lutte contre le système judiciaire a désormais quelque chose d’un Trump français.

Ces gens nous informent du fait que nous ne sommes pas égaux, que nous sommes leurs inférieurs, et donc qu’ils ne nous représentent pas. Ce faisant, ils nous informent du fait que pour avoir des droits, il nous faut les chasser du pouvoir et les exproprier. C’est une information utile. Merci patron !


Image d’illustration : « Nicolas Sarkozy », photographie du 3 mai 2019 par Jacques Paquier (CC BY 2.0)

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