Bolivie : quand la gauche gère le capitalisme, la droite revient en triomphe


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La Bolivie a vécu le dimanche 17 août un véritable séisme politique : pour la première fois depuis 2005, le Mouvement vers le socialisme (MAS) s’effondre électoralement, laminé dès le premier tour de l’élection présidentielle.

Un pays qui depuis deux décennies incarnait l’espoir d’un socialisme indigène, anticolonial et redistributif, bascule aujourd’hui dans un duel de second tour entre deux figures du capitalisme néolibéral, héritiers directs des vieilles oligarchies blanches et créoles. Rodrigo Paz (centre droit), fils de l’ancien président réformiste et néo-libéral Jaime Paz Zamora, affrontera Jorge « Tuto » Quiroga (droite extrême), ancien vice-président de Hugo Banzer – ex-général qui a dirigé le pays par la dictature puis par le biais d’élections.

Le MAS, autrefois force majoritaire, obtient péniblement les 3% des voix nécessaires pour conserver sa personnalité juridique en tant que parti politique. Toutefois si le MAS n’est pas mort, la stratégie politique de gestion modérée du capitalisme par la gauche est, elle, enterrée pour de bon en Bolivie.

Le mirage du progressisme gestionnaire

Sous la houlette d’Evo Morales, le MAS avait amorcé en 2005 un processus populaire ambitieux. Nationalisations, redistribution des rentes des extractions pour promouvoir des mesures sociales, reconnaissance des trente-six « peuples et nations autochtones et indigènes », intégration continentale : autant de conquêtes arrachées par en bas, après des années de luttes sociales, de soulèvements populaires, de grèves et de morts.

En dépit de ces mesures à vocation universelle, l’action gouvernementale a tout de même souvent semblé se réduire à des groupes spécifiques, pas forcément représentatifs d’un secteur, et n’a pas su dépasser la tradition clientéliste de la politique bolivienne.

Plus largement, ce cycle a été limité dès le départ par une contradiction de fond : au lieu de rompre avec le capitalisme, le MAS a cherché à le moraliser, à le réguler, à le “décoloniser” sans en changer l’essence. En surfant sur la rente des extractions, le gouvernement a effectivement financé des politiques sociales mais ne s’est pas attaqué aux rapports de propriété.

Pire, la dynamique de mobilisations populaires et de délibérations autonomes des mouvements sociaux qui ont précédé et permis la prise de pouvoir du MAS a été progressivement capturée par l’État. Comme le montrent les travaux de Luis Tapia et Marxa Chávez (CEDLA, 2024), le gouvernement du MAS a transformé la rente des hydrocarbures en outil de consolidation de son pouvoir.

Ce surplus économique a permis de financer un système d’alliances corporatistes et de clientélisme, où les mouvements sociaux ont été absorbés, neutralisés et dépolitisés. Cette dynamique anti-démocratique s’est manifestée avec d’autant plus de force à partir de 2016, lorsque Evo Morales a essayé de supprimer la limitation du nombre de mandats présidentiels.

Puis en 2017, lorsque la rente a baissé — crise du gaz, baisse des exportations, explosion de la dette — le modèle a explosé. Morales tente tout de même de se présenter pour un quatrième mandat mais est renversé par une révolution de palais au profit de la vice-présidente d’extrême droite du Sénat, Jeannine Anez, qui devient alors présidente de la Bolivie. Durant l’année suivante, marquée par de violentes répressions des partisans de Morales, les élections sont finalement organisées en 2020. Si Anez parvient à empêcher à Morales de se présenter, le candidat du MAS, Luis Arce, remporte largement le scrutin dès le premier tour avec plus de 55% des voix.

Dès 2023, cependant, la popularité d’Arce a chuté. D’un côté, ses tensions avec Evo sont devenues publiques ; de l’autre, les Boliviens exprimaient leur mécontentement face à une économie stagnante. Après des années de croissance à 4 ou 5% avec redistribution des richesses, l’année 2019 avait déjà été difficile. La reprise post-Covid n’a pas eu lieu, et sous Arce, la croissance plafonne autour de 2%. Le pays souffre alors d’un déficit fiscal massif (jusqu’à 9% du PIB), d’une inflation interannuelle supé­rieure à 24%, et de pénuries persistantes de carburant, médicaments et nourriture. L’incapacité du MAS après 20 ans de pouvoir dans le pays à sortir du modèle extractiviste notamment minier ou d’hydrocarbures, a provoqué une véritable catastrophe économique pour le pays.

Le MAS en réalité n’avait plus de réponse. Il n’était plus qu’une machine électorale usée, prise entre deux chefs (Evo et Arce), et désertée par ses bases populaires.

Fragmentation, clientélisme, caudillisme

En réalité, le MAS n’a pas été battu, il s’est autodétruit. Déchiré entre les « evistas » et les « arcistas », incapable de renouveler son projet, il a sombré dans les blocages absurdes, les luttes de pouvoir internes et les renoncements idéologiques. Evo Morales, en appelant au vote nul après son inéligibilité, n’a fait que précipiter l’effondrement de ce qu’il avait lui-même édifié. Arce, président sortant, n’a même pas osé se représenter.

Les trois candidatures issues de la gauche ont échoué :
– Del Castillo, technocrate du MAS, sans base sociale ;
– Andrónico Rodríguez, ex-dirigeant cocalero devenu tiède sénateur, dauphin de Morales n’a jamais convaincu ;
– Le vote nul, promu par Morales, a été massif mais impuissant.

En vérité, le MAS a cessé d’être un mouvement. Il est devenu un appareil vidé de sa substance. En face, les droites reviennent en force. Rodrigo Paz propose un capitalisme « modernisé », mais fidèle aux intérêts de l’agrobusiness et de la bourgeoisie de La Paz. Tuto Quiroga, lui, revient comme un zombie des années 1990, avec son programme d’austérité dicté par le FMI, ses 12 milliards de prêts conditionnés, ses promesses de privatisations et ses clins d’œil aux États-Unis.

Ce sont les fossoyeurs de la Bolivie populaire. Ceux qui ont brisé le pays par le passé. Ceux qui ont réprimé les mouvements indigènes, qui ont bradé le gaz, qui ont tué pour faire taire les mineurs et les cocaleros. Et ils reviennent, non pas parce qu’ils ont convaincu, mais parce que la gauche s’est trahie.

Ce que la Bolivie vit aujourd’hui, c’est la faillite d’un progressisme sans rupture. Un projet de conciliation entre les classes, sans rupture avec les exploitations économiques, politiques et culturelle. Un progressisme qui a voulu gérer l’État bourgeois sans le renverser, et qui a fini par être avalé par lui.

En réalité, la défaite de la gauche n’est pas à trouver dans le refus de la part de ses électeurs à voter pour une voie révolutionnaire, mais plutôt dans le refus de la gauche elle-même de souscrire à une telle voie.

Ce que l’histoire nous apprend, c’est que rien n’est éternel. Ni les oppressions, ni les défaites. Le MAS a trahi mais les masses boliviennes, elles, n’ont pas disparu. Elles sont en colère. Elles sont humiliées. Mais elles sont là. Et de cette colère peut naître autre chose. Un nouveau cycle encore plus radical, plus juste et plus libre. Seulement à la condition de ne pas oublier une chose : le peuple n’a pas besoin de sauveur. Il a besoin de pouvoir.


Image d’illustration : « Evo Morales two years », photographie de 2008 par Joel Alvarez (CC BY 3.0)

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