Ce texte est issu d’une intervention prononcée lors des Journées de Mauprévoir, du 15 au 17 août 2025. Patrice Leclerc est maire de Gennevilliers (92) et auteur du livre Inventons un nouvel art de vivre populaire.
Évidemment, pour répondre à cette question, nous n’échappons pas à la question du communisme au 21ème siècle et de la transformation sociale à notre époque.
Une des caractéristiques de la gestion en rouge et qui fera consensus, quelle que soit sa sensibilité dans les nuances de rouge, c’est qu’au minimum, nous essayons de lier luttes et gestion. Nous ne sommes pas de simple exécutant·es des décisions de l’État, ou des élu-es qui baissent les bras devant une loi, une contrainte, mais nous essayons de transformer la réalité par la lutte. Celle-ci peut être de l’ordre de la mobilisation sociale (pétition, manifestation), du lobbying législatif ou juridique. Un maire rouge n’est pas un préfet, un rouage de l’appareil d’État.
Ainsi, jusqu’en 1997 l’État refusait l’application du quotient familial pour le paiement du conservatoire. Cela allait à l’encontre de notre objectif politique de démocratiser la pratique musicale. La ténacité des villes de Gennevilliers et Nanterre a permis d’obtenir du Conseil d’État dans son arrêt du 29 décembre 1997 :
" Eu égard à l’intérêt général qui s’attache à ce que le conservatoire de musique puisse être fréquenté par les élèves qui le souhaitent, sans distinction selon leurs possibilités financières, le conseil municipal de Gennevilliers a pu, sans méconnaître le principe d’égalité entre les usagers du service public, fixer des droits d’inscription différents selon les ressources des familles "
Et le même arrêt pour Nanterre. Ces jurisprudences furent reprises par la loi relative à la lutte contre les exclusions du 29 juillet 1998. Désormais, les différences de tarifs portant sur le critère des ressources sont acceptables. Depuis, il n’y a pas que des maires rouges qui appliquent le quotient familial
On ne gagne pas tout le temps. Chaque année avec plusieurs villes nous présentons des arrêtés contre les expulsions locatives, pour l’interdiction des pesticides, la reconnaissance de l’État de la Palestine en 2018, arrêtés qui sont cassés au Tribunal administratif, récemment contre la loi des 1607 heures (avec des victoires partielles), et prochainement nous gagnerons contre la minoration de la DCRTP (compensation de la suppression de la taxe professionnelle). On ne gagne pas tout le temps mais le minimum pour gérer en rouge, c’est de ne pas accepter ce qui n’est pas juste et de se battre.
Mais cela suffit-il pour être rouge ? Non, des maires de droite se battent aussi pour de bonnes comme de mauvaises raisons. Alors que faut-il de plus ? J’ai envie de dire, tout simplement par un bout ou par un autre, contribuer à changer l’ordre des choses existant.
Et ce n’est pas forcément ce que nous faisons globalement depuis les années 1950. Les communistes ont été des précurseurs, et cela est reconnu par tout le monde : colonies de vacances, cantines, dispensaires, logement social, place de la culture dans les politiques éducatives, quotient familial, etc… Mais, si j’ai employé le mot ‘précurseurs’, ce n’est pas par hasard. Aujourd’hui, toutes les villes font plus ou moins cela.
La différence entre villes de gauche et villes de droite, c’est aujourd’hui en caricaturant un peu, une question de curseur. Cela a toujours un intérêt, la gauche et la droite ce n’est pas pareil dans la gestion municipale – on dira une gestion plus sociale à gauche. Mais ce n’est pas vraiment une gestion en rouge.
On peut s’interroger sur ce qui caractérise une gestion communiste aujourd’hui. Son originalité reconnue par les gens ? Certainement pas grand-chose. Quand on perd une ville, c’est comme la chute de l’URSS, il n’y a pas de manifestations monstrueuses pour revenir à avant ! On fait plus ou moins de ceci et de cela, mais on ne fait pas différemment. Or changer l’ordre des choses existant, c’est faire autrement.
Je pense que le champ de l’invention d’une gestion rouge est devant nous, reste à faire, en prenant appui sur les enjeux du 21ème siècle. Chaque équipe municipale, en lien avec la population, se fixera ses propres objectifs, en fonction de ses ressources, son histoire, ses rapports de forces.
Je n’ai pas la naïveté de croire que l’on change le monde seulement à partir de la commune mais j’ai l’intuition que la commune, les pratiques et idées développées à l’échelle des communes sont utiles et nécessaires, pour contrer les idées dominantes actuelles, construire des rapports de force, élaborer de nouvelles idées et pratiques, pour dépasser durablement le système capitaliste. Je pense aussi que les pratiques participent à la construction d’idées.
Ainsi je partage une réflexion de Murray Bookchin, un anarchiste qui a influencé le leader Kurde Ocalan, qui a écrit sur l’écologie sociale, sur le municipalisme libertaire – et j’ai vu récemment qu’il inspirait aussi la FI sur la notion de « communalisme » – Bookchin qui écrit :
" Les grandes périodes historiques de transition nous montrent qu’il faut laisser les flots montants du changement social trouver spontanément leur niveau.
Les organisations d’avant-garde ont provoqué des catastrophes répétées chaque fois qu’ils ont cherché à forcer des changements que le peuple et les conditions du temps n’étaient pas en mesure de soutenir matériellement, idéologiquement et moralement.
Là où des changements sociaux provoqués ne s’alimentaient pas à une conscience populaire formée et informée, ils devaient finalement être imposés par la terreur- et les divers mouvements se sont sauvagement retournés contre leurs idéaux humanistes et libérateurs les plus chers et ont fini par les dévorer."
Ainsi, gérer en rouge viserait à travailler ce qu’écrit le chercheur et auteur québécois Jonathan Durand Folco :
" L’émancipation n’est pas seulement le travail (bien que celui-ci demeure un enjeu fondamental), mais la réappropriation démocratique des milieux de vie, c’est à dire la possibilité de prendre part aux décisions collectives sur l’ensemble des enjeux qui affectent nos conditions d’existence."
Voilà pour moi un des enjeux essentiels pour gérer en rouge : la municipalité, la commune, peut et doit être un point d’appui pour cette réappropriation. C’est d’autant plus important de penser la gestion en rouge, de repenser un municipalisme du 21ème siècle, que comme l’écrivent Dardot et Laval dans Instituer les mondes :
" Le grand changement qui s’est opéré ces dernières décennies n’est pas la « fin du prolétariat » encore moins la « fin du travail », mais l’érosion de la capacité politique des travailleurs en tant que groupe social supposé depuis le XIXe siècle à porter un projet historique de société nouvelle."
Si l’usine, l’entreprise, n’est plus le lieu où se développe le sentiment d’appartenance de classe, d’appartenance à un groupe social, et de fierté d’en faire partie, peut-être que la commune doit, pour nous, être ce lieu. Un lieu où l’on pourrait se fixer comme objectif d’unir producteurs et consommateurs, citoyen·nes et salarié·es, ou la personne se retrouve dans toutes ses dimensions en capacité d’agir sur son cadre de vie et de travail. À terme, c’est sûrement à ce niveau qu’il faudra réfléchir définition des besoins, objectifs de production des entreprises, aménagement du territoire…
Et si les ‘communs’ ne sont pas des choses, mais consistent en des pratiques sociales et des relations sociales, c’est à partir de la commune que nous pouvons nous atteler à ce travail en développant de la coopération sociale, des activités auto-organisées, un sentiment de classe et d’identité locale ouverte sur le monde…
Ces activités sont « déjà-là » par des activités auto-organisées de communisation comme les jardins partagés, les banques de temps, le code source ouvert (open sourcing), le réseau étudiant à Gennevilliers, les AMAP, les boutiques associatives, les réseaux des familles monoparentales… Ce sont aussi les solidarités que l’on a pu voir dans nos quartiers pendant la COVID. En même temps qu’elles produisent des biens et services, ces solidarités produisent aussi de la communauté.
Ces expériences sont encore insuffisantes mais justement, la gestion en rouge doit aider à cela : l’auto-organisation des habitant·es et salarié·es d’un territoire, autour de plusieurs enjeux. De manières non exhaustive, en voici sept :
- Démarchandiser un maximum d’activités, prestations et services, soit par le service public, soit par le monde associatif ou des formes d’ESS. C’est ce qu’il se fait aussi avec la gratuité des transports, les gestions en régie de l’eau, la gratuité des cantines, des classes transplantées, des fournitures scolaires. C’est à ce niveau que nous pouvons essayer de faire grandir l’idée et les expériences pour une sécurité sociale de l’alimentation.
- Travailler la place et notre rapport au vivant pour répondre aux enjeux climatiques et environnementaux. Nature en ville, cantine végétarienne et bio, achat en proximité, achat dans l’économie équitable.
- Développer une écologie populaire, qui ne dit pas aux gens ce qu’ils doivent sacrifier, mais qui procède par de la délibération commune, de la dispute, pour s’informer des enjeux, redéfinir nos besoins, valoriser un savoir-faire populaire de réparation, de frugalité pour sortir du modèle dominant du consumérisme. Agir pour la rénovation des logements sociaux pour faire des économies de charges et avoir un meilleur confort d’été. Une écologie populaire qui soit un plus pour la qualité de vie des couches populaires et non quelque chose de ressenti comme de l’écologie punitive. Travaillons à la fierté d’être des milieux populaires et refusons par cela l’idéologie de la mixité sociale.
- Poser à l’échelle du quartier la question de la place des enfants dans le quartier, et donc de son aménagement, mais aussi du contenu des politiques éducatives et de loisirs.
- Mettre en place des comités d’usagers des différentes structures des services publics communaux pour que ce ne soit pas les élu·es, l’administration qui décident seul·es et ne pas faire seulement du « aller vers », mais du « faire avec ».
- Travailler à l’association des salarié-es de la ville aux décisions municipales, faire avec les habitants et faire aussi avec les fonctionnaires territoriaux.
- Mettre en place des assemblées populaires de quartier qui décident de ce qu’il se fait à l’échelle du quartier comme de la ville, en articulation avec le conseil municipal qui tend à leur donner le maximum de pouvoir, ou mieux encore des assemblées de quartier qui tendraient à prendre le maximum de pouvoir au conseil municipal et au maire. Je rappelle que si la commune est le niveau certainement le plus opportun pour développer la démocratie, il n’y a pas plus antidémocratique que la fonction de maire qui concentre plus de pouvoir que le président, car il est à la fois l’exécutif et le législatif. Gérer en rouge c’est aussi chercher à corrompre cela.
J’ai beaucoup cité d’auteurs et penseurs anarchistes, car s’ils n’ont pas de solutions toutes faites, il y a de ce côté quelques apports de réflexion sur le rapport au pouvoir, la place de l’auto-organisation pour la démocratie, le dépérissement de l’État qui permettent de traiter quelques erreurs que le mouvement communiste a pu commettre dans son histoire.
Par ailleurs, et ce n’est pas une petite chose, tout cela est facile à dire, plus difficile à faire, et pour ma part je suis en échec, pour plusieurs raisons :
- Cela demande plus de travail et d’investissement que de décider tout seul
- Il faut une équipe qui s’engage avec conviction sur cette démarche politique
- Il faut accepter l’échec, le recul politique, parce que les idées dominantes dominent, et il ne suffit pas d’avoir une bonne politique pour qu’elle soit acceptée. Dans mon essai Inventons un nouvel art de vivre populaire, je relate l’échec de la consultation de la population et des enseignants sur les temps d’activités périscolaires, où nous avons été battus sur un dispositif formidable pour les enfants, mais sur lequel les enseignants ont vu un dispositif qui les empêchait de revenir à la semaine de 4 jours et ont gagné sur l’idée que les enfants étaient plus fatigués avec l’école à 4,5 jours.
Tout cela ne se fait pas qu’avec des bonnes intentions, les réalités politiques comptent, tenir compte de l’avis des gens aussi, pas forcément pour en rabattre mais pour chercher le moyen de convaincre et de faire ensemble.
En 2020, j’avais remarqué que les villes « en avance » sur des pratiques démocratiques, avaient pour beaucoup perdu les élections. Écouter, rassembler, reste aussi une bonne recette.
Bref, c’est dur ! Pour conclure cette question, peut-on gérer en rouge ? Je réponds : on doit essayer de gérer en rouge !
Image d’illustration : Photographie par Nos Révolutions.