La lutte antiraciste, front de lutte décisif du 21ᵉ siècle ?


Par Manel Djadoun. Cette contribution est un article introductif du dossier “antiracisme”. Les thèmes qui y sont abordés seront développés et étayés dans les prochaines contributions du dossier.

« Qu’il retourne en Afrique ».

C’est par ces mots crasses et racistes que le député RN, Grégoire de Fournas, a injurié le député Carlos Martens Bilongo qui dénonçait le sort inhumain et inacceptable que notre pays réserve aux migrant.es en Méditerranée. Vent debout, les députés de gauche et de droite quittent la séance. Certains se découvrant par la même occasion une conscience « antiraciste ». Où étaient-ils quand l’Europe fermait brutalement ses portes à l’Aquarius et à SOS Méditerranée ? Se sont-ils indignés quand le Président de la République et le Premier Ministre affirmaient que la moitié des faits de délinquance à Paris sont le fait d’étrangers pour justifier leur loi abjecte sur l’immigration1 ?

Si ces séquences politiques sont révoltantes, elles sont surtout révélatrices d’un contexte politique spécifique. Celui de la propagation brutale et agressive du racisme pour imposer leur projet politique aussi raciste que liberticide. Alors que les inégalités se perpétuent dans des proportions massives, et en toute impunité, que les violences racistes sont mises à nu, que les partis d’extrême droite se retrouvent à gouverner des États en Europe (Italie, suède…) le gouvernement propose, à travers la loi sur l’immigration, la mise en place d’une politique qui acte les restrictions des conditions d’attribution de la nationalité française, le prolongement de la durée de rétention administrative, l’absence d’interdiction de l’enfermement des mineur·es, l’intensification des procédures d’expulsions tout en favorisant la migration de travail et le renouvellement des titres de séjour2. En d’autres termes, ils s’emploient à créer des dispositifs légaux pour mobiliser la main-d’œuvre immigrée dans les secteurs en tension tout en condamnant à mort des centaines de migrant.es en méditerranée. Voilà la stratégie cynique de ceux qui nous gouvernent.

La gauche est placée devant des défis cruciaux dans la course face à l’extrême droite.

Face à ces attaques répétées, force est de constater que notre camp se retrouve souvent désarmé idéologiquement et stratégiquement. Dans un contexte de crise profonde, la gauche est placée devant des défis cruciaux dans la course face à l’extrême droite. Elle ne peut passer à côté d’une lutte acharnée et méthodique contre le racisme.

Pour y parvenir, elle ne peut se payer le luxe des analyses réductrices, du chauvinisme et du repli. C’est ce qui a conduit grand nombre de dirigeants de gauche à adopter des attitudes consistant à minimiser ou apporter leur soutien aux différentes expressions du racisme. De l’accommodement aux expéditions impérialistes en Afrique à l’adhésion aux thèses selon lesquelles les travailleurs étrangers seraient des concurrents salariaux aux travailleurs français, la gauche a, à de trop nombreuses reprises, adopté des positions la posant systématiquement à la remorque des classes dominantes.

Les luttes antiracistes ont souvent participé à définir le contenu et la forme de la lutte des classes dans le monde

Trop souvent, la gauche a relégué les questions antiracistes à un plan secondaire, limitant la lutte des classes à la lutte pour les salaires. Le combat syndical est évidemment essentiel, mais le marxisme est une théorie générale du conflit social, qui nous invite à appréhender l’ensemble des luttes de l’histoire comme l’expression plus ou moins claire de luttes entre classes sociales. Des luttes pour l’abolition de l’esclavage et de la ségrégation aux mouvements anticoloniaux et anti-impérialistes, les luttes antiracistes ont souvent participé à définir le contenu et la forme de la lutte des classes dans le monde.

Au niveau mondial, les rapports de forces ont considérablement changé ces trente dernières années. En parallèle d’une offensive néolibérale, le racisme et le néocolonialisme sont revenus en force. Les années 80 et 90 sont ainsi marquées par une forte résurgence des partis d’extrême-droite qui font ouvertement référence au passé colonial et fasciste. Mais au-delà des forces nostalgiques du fascisme, de nouvelles droites ont su relancer le nationalisme identitaire dans toute l’Europe. Elles se donnent pour principale tâche le développement d’une stratégie visant à affaiblir les mouvements pour l’égalité. Leur objectif est de remplacer le débat idéologique gauche/droite par les débats sur les valeurs et l’identité nationale, en faisant la promotion de la théorie du choc des civilisations ou du grand remplacement. Le début du 21ᵉ siècle est ainsi marqué par l’intensification d’un racisme renouvelé.

Une nouvelle génération antiraciste a vu le jour

Dans ce contexte, une nouvelle génération antiraciste a vu le jour et a remis au centre des débats la nécessité de faire reculer le racisme et les forces d’extrême droite. Héritière des luttes anticoloniales et des luttes de l’immigration et des quartiers populaires, elle voit dans son combat antiraciste une lutte commune pour l’égalité. Cette prise de conscience face à l’injustice du racisme a fait jaillir en France, des mouvements sociaux qui ont marqué l’histoire des luttes sociales françaises. La Marche contre l’islamophobie du 10 novembre 2019 et les deux appels du comité Adama de juin 2020 en sont les démonstrations les plus récentes. Lors des élections présidentielles, ce mouvement s’est traduit par une large mobilisation électorale des jeunes des quartiers populaires et des territoires ultramarins autour de la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Comme le soulignent la Fondation Jean Jaurès et les sondages de l’IFOP et la Croix, les scores impressionnants de Jean-Luc Mélenchon en banlieue ne s’expliquent pas uniquement par la précarité de ces populations. Le facteur antiraciste et le barrage à l’extrême droite ont également joué un rôle important. « Le fait que Mélenchon et ses lieutenants avaient participé aux mobilisations contre l’islamophobie, qu’ils se soient opposés aux tenants d’une laïcité trop stricte (notamment dans le cadre des débats sur la loi sur « le séparatisme ») ou qu’ils aient dénoncé les contrôles au faciès a sans doute généré un sentiment de proximité et de reconnaissance dans cet électorat3 ».

Nous le savons, l’arrivée d’évènements traumatiques, à l’instar des propos racistes envers un député de la Nation, sont amenés à se multiplier. Ils peuvent aussi constituer l’étincelle permettant de mettre en branle l’ensemble du corps social. Tous ces enjeux montrent le caractère central que devrait avoir la lutte contre le racisme dans n’importe quel programme de transformation révolutionnaire. Il appartient alors à la gauche d’être prête à les affronter et à tracer, avec urgence et intelligence, une voie antiraciste de rupture qui puisse faire échouer chaque politique raciste et xénophobe.

Il faut en finir avec l’idée qu’une partie du prolétariat adhère aux idées racistes

Pour cela, il faut d’abord en finir avec l’idée qu’une partie du prolétariat adhère aux idées racistes en raison de la bêtise ou de la non-éducation. C’est une représentation négative et dangereuse des capacités critiques du prolétariat. Comment peut-on défendre l’idée selon laquelle le prolétariat est l’agent premier de la transformation sociale, si nous réduisons en permanence les travailleurs à des réceptacles dans lequel il est possible de verser des idées racistes sans qu’ils ne développent aucune résistance critique ? De plus, cette affirmation ne saurait expliquer la manière dont fonctionne le racisme en tant que formation spécifique. Pour Stuart Hall il s’agit davantage d’une adhésion consciente au racisme d’une fraction blanche de la classe ouvrière qui y trouve un sens et un intérêt. Dans un contexte de crise, les conditions de vie des travailleurs français qui sont les plus touchées par la crise (zones désindustrialisées, péri-urbaines, rurales) se détériorent. Pour se défendre, ils revendiquent le retour à la préférence nationale (axe principal du RN) , pensant ainsi protéger leurs conditions de vie. C’est ce qui lie cette partie du prolétariat à sa classe dirigeante et assure la mainmise des forces réactionnaires sur cette fraction.

Plus largement, pour reprendre D. Lecourt, le racisme n’est pas un épiphénomène introduisant un dysfonctionnement dans le fonctionnement normal de l’ordre social. Il est, au contraire, un aspect particulier de la lutte des classes idéologiques à l’ère impérialiste4. Posant ce constat, la gauche doit être en mesure de répondre à une question majeure : comment mettre en œuvre une politique antiraciste qui soit une réelle politique de classe, pour que sa politique de classe fasse partie intégrante d’une politique antiraciste ?

Le racisme est un aspect particulier de la lutte des classes idéologiques à l’ère impérialiste

Mener la bataille antiraciste suppose ainsi deux choses. D’une part, éveiller en chaque conscience l’idée que l’émancipation des minorités n’est pas, pour le prolétariat, une question abstraite de justice, mais la condition première de sa propre émancipation. Si chaque travailleur doit prendre parti contre l’exploitation économique qu’il subit, il doit aussi prendre parti contre toutes les formes d’exploitation que subissent les autres travailleurs (discriminations, racisme, autoritarisme, répression policière…). D’autre part, il doit être en mesure de proposer une perspective d’émancipation dans un contexte de crise capitaliste. Cette question est d’autant plus centrale dans un contexte où la conscience du fait que tout projet d’émancipation doit dépasser/ abolir le capitalisme est bien active.

Enfin, un projet révolutionnaire ne peut être réduit à un ensemble d’idées ou de théories. Il est avant tout une force organisatrice active pour réaliser des projets d’émancipation. C’est pour cette raison qu’il a été porté par les luttes anticoloniales, les mouvements ouvriers ou les mouvements féministes qui ont su gagner des changements majeurs pour leurs conditions de vie. Ce n’est qu’en posant ces exigences qu’il sera possible de faire reculer le racisme en tant que projet historique et social.


RÉFÉRENCES
  1. https://www.lefigaro.fr/politique/darmanin-revele-que-55-des-delinquants-interpelles-a-marseille-sont-etrangers-20220821
  2. https://www.20minutes.fr/politique/4008425-20221103-immigration-gouvernement-defend-idee-titre-sejour-metier-tension
  3. https://www.jean-jaures.org/publication/larchipel-electoral-melenchoniste/
  4. Lecourt, D., « On Marxism as a Critique of Sociological Theories » In Sociological Theories Race and Colonialism, dir. : UNESCO, pp. 267-285, UNESCO, Paris, 1980.

Image par Clay Banks sous la Licence Unsplash.


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