Samedi 6 décembre, 12h15. L’hiver approche, Noël est dans seulement trois semaines. Devant le Monoprix de l’avenue de Flandre à Paris, trois bénévoles s’affairent à collecter denrées alimentaires et produits d’hygiène pour celles et ceux qui n’ont plus de toit. Leur action, menée au profit d’Utopia 56 et des Robins des rues, se déroule dans une atmosphère paisible, un simple geste de solidarité au cœur du quartier.
Cette quiétude est brusquement rompue lorsque interviennent huit policiers, appelés par la direction du magasin. Les bénévoles, accusés de trouble à l’ordre public, sont intimidés par cette présence disproportionnée. L’initiative ne gênait pourtant personne — sauf peut-être ceux pour qui la solidarité semble devenue un acte suspect, presque un crime.
Voilà une scène qui interroge : comment un modèle social comme celui de la France, fondé sur la solidarité, a-t-il pu en arriver à criminaliser ceux qui incarnent cette valeur essentielle ? Ce qui aurait pu être un incident isolé traduit en réalité une tendance inquiétante. Alors que les besoins sociaux explosent — de l’hébergement d’urgence saturé aux files d’attente interminables pour l’aide alimentaire, en passant par l’accompagnement des réfugiés — les associations, qui compensent chaque jour les défaillances de l’action publique, constatent une mise en tension croissante de leur secteur.
Le secteur associatif en tension
Leur rôle est décisif : avec 20 millions de bénévoles et 1,8 million de salariés, les associations constituent un pilier de la cohésion sociale, créent de l’emploi, animent les territoires et amortissent les crises. Mais elles sont aujourd’hui prises en étau entre une demande sociale qui explose et des moyens qui s’effondrent. Les subventions publiques ont chuté de plus de 40% en vingt ans, l’inflation renchérit tous les coûts de fonctionnement et les collectivités territoriales, étranglées par les contraintes de la loi de finances 2025, réduisent massivement leur soutien.
Les conséquences sont visibles partout : en Pays de la Loire, les budgets pour l’égalité femmes-hommes (-93%), le sport (-75%) et la culture (-73%) ont été sabrés à des niveaux inédits, mettant en péril des milliers d’emplois. Dans le Val-de-Marne1, les coupes imposées au Secours Catholique (-13 000 €) et au Secours Populaire (-66 000 €) se traduisent immédiatement par moins de repas distribués et moins d’accompagnement. À Toulouse, la baisse drastique des crédits (-40%) met en danger les dispositifs d’insertion et l’action des adultes-relais. Partout, les mêmes mécanismes produisent les mêmes effets : moins de moyens, plus de détresse, des acteurs de la solidarité au bord de la rupture2.
Le pire, pourtant, est encore devant nous. Le projet de loi de finances 2026 trace une ligne claire : l’austérité n’est plus un choix, c’est une doctrine. Après les 2,2 milliards d’euros déjà soustraits au secteur associatif en 2024, un milliard supplémentaire pourrait être coupé sans trembler3. Ce ne sont plus des ajustements : ce sont des amputations. -26% sur la « Jeunesse et vie associative » avec 40 000 services civiques rayés du paysage ; -541 millions pour l’insertion par l’activité économique ; -700 millions pour la solidarité internationale. À l’arrivée, près de 90 000 emplois associatifs pourraient disparaître4.
Et tout cela alors qu’en 2025, un tiers des associations avait moins de trois mois de trésorerie, que plus de la moitié attendait encore la réponse à des demandes de subvention, et que 45% voyaient leur soutien public diminuer — parfois drastiquement5. Le PLF 2026 ne vient pas consolider ce qui vacille : il vient achever ce qui tient encore.
Stigmatiser la pauvreté, célébrer le capital
Pendant que l’État coupe là où se tisse la solidarité, il restitue plus de 6 milliards d’euros aux ultra-riches en annulant des mesures de justice fiscale votées au Sénat lors d’une seconde délibération. Dans le même mouvement, il rabote les APL, conditionne les allocations, retire 6 milliards à l’accompagnement vers l’emploi en deux ans, dévoie les MDPH vers des missions de contrôle, traque les plus modestes. Le PLF et le PLFSS partagent une même boussole : protéger le capital, discipliner les pauvres.
Soyons lucides : ce qui se trame n’est pas une simple politique d’austérité. C’est la mise à mort méthodique de notre système de solidarité. Une stratégie vieille comme le pouvoir : diviser pour mieux régner. Faire en sorte que les citoyens se méfient de celui qui touche une aide plutôt que de s’interroger sur les multinationales qui ne paient pas leurs impôts, ou sur l’État qui continue d’emprunter des milliards sur les marchés financiers. Entretenir l’obsession des « fraudeurs du quotidien » pour éviter que les Français·es ne regardent la fraude fiscale, la spéculation et les dividendes records. Cette mécanique n’est pas neutre : elle alimente les discours de l’extrême droite, qui pactise sans sourciller avec le capital.
Dans ce climat, la solidarité devient suspecte. La criminalisation de l’entraide n’est pas un accident : elle est la face policière du même projet politique. À Calais en 2020, lors des JO de 2024, dans les évacuations répétées, dans l’urbanisme hostile, le message est le même : on ne résout pas la pauvreté, on la repousse ; on ne protège pas les précaires, on les rend invisibles. Sous prétexte de « salubrité » ou de « tranquillité publique », on réprime les plus vulnérables et ceux qui osent leur tendre la main.
L’épisode du Monoprix de l’avenue de Flandre n’a rien d’anecdotique. Il condense cette dérive : huit policiers mobilisés pour empêcher trois bénévoles de distribuer du savon et des pâtes. Un pays qui persécute la solidarité, pourtant, s’expose à un avenir de plus grande misère, de plus grandes violences, de plus grandes divisions6.
Les associations ne sont pas un problème budgétaire : elles sont une solution politique. Elles portent précisément ce que le pouvoir redoute — une société capable de s’organiser, de s’entraider, de résister. À l’heure où la précarité explose, l’État choisit de couper leurs moyens. C’est un choix. Un choix lourd. Un choix contre la société.
Nous sommes à un carrefour historique : la pente du chaos ou le sursaut de solidarité. Tout ce qui se joue aujourd’hui — dans un Monoprix parisien, dans un vote budgétaire, dans un arrêté préfectoral — dessine le visage du pays que nous deviendrons demain. La question est simple : accepterons-nous que la solidarité devienne un délit ou déciderons-nous d’en faire le cœur vivant de notre démocratie ?
- Val-de-Marne en commun, « Zoom sur les baisses aux associations caritatives décidées par la droite ». Communiqué, décembre 2024. Disponible en ligne : https://groupepcf-citoyens94.com/2025/08/22/zoom-sur-les-baisses-aux-associations-caritatives-decidees-par-la-droite/ ↩︎
- Entretien avec David Ratinaud, Responsable plaidoyer chez Le Mouvement Associatif (17 mars 2025) ↩︎
- Le Mouvement Associatif, « Le Projet de loi de finances ignore les urgences du monde associatif » Communiqué de presse (novembre 2025) Disponible en ligne : https://lemouvementassociatif.org/plf-2026-1-milliard-de-en-moins-pour-les-assos-65-millions-de-francais-es-impactes/ ↩︎
- Projet de Loi de Finances pour 2026 ↩︎
- Le Mouvement Associatif « Projet de loi de finances 2026 – Quel soutien apporter aux associations ? » (Octobre 2025)Disponible en ligne : https://lemouvementassociatif.org/wp-content/uploads/2025/11/Note-analyse-et-amendements-PLF-2026_Le-Mouvement-associatif.pdf ↩︎
- Pierre-Arnaud Perrouty, directeur de la LDH, « La criminalisation de la socidarité », Analyse de la Ligue des droits humains (Novembre 2020) Disponible en ligne : https://www.liguedh.be/wp-content/uploads/2021/02/Analyse_LDH_Criminalisation_de_la_solidarite_novembre_2020.pdf ↩︎
Image d’illustration : « Accès de la station de métro Crimée, avenue de Flandre, Paris », photographie du 7 janvier 2022 par Chabe01 (CC BY-SA 4.0)
