ÉDITO. Génération 13 novembre


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Je m’en souviendrai toute ma vie.

Ce 13 novembre, j’avais rendez-vous rue Amelot, à cinquante mètres du Bataclan.

J’étais en retard. Ma mère, en visite, avait prolongé un peu la soirée avant d’aller à un concert. Sur la télé du studio, le match France–Allemagne n’était qu’un fond sonore, jusqu’aux détonations.

Les messages ont très vite fusé : « N’y va pas ». « Reste où tu es ». Puis nous nous sommes remis à blaguer, nous n’avions pas encore compris.

Je ne suis jamais arrivé au bar. Très vite, il est devenu base arrière pour les secours. Mes amis étaient coincés dans l’arrière-salle, témoins de l’agitation sans en saisir encore la gravité. Les téléphones sonnaient, les fils d’info s’entrechoquaient. Paris s’est figé.

Et pourtant, dans la panique, il y eut cette chose incroyable : des portes s’ouvraient, des appartements devenaient abris, des taxis emmenaient gratuitement ceux qui fuyaient. Une ville blessée qui, d’un seul réflexe, s’est mise à se sauver elle-même.

Plus tard, un autre appel. Une amie, seule chez elle, avait entendu les coups de feu depuis sa salle de bain qui donnait sur La Belle Équipe. J’ai traversé la ville de nuit, passé les barrages, il était très tard. Je suis allé dormir chez elle.

Dehors, les gyrophares, le froid, les rues vides. Dedans, un silence dense où les mots se coincent. Nous tentions de rire et de vivre encore.

Le lendemain, en reprenant le métro : un silence irréel, les regards fuyants. Et pourtant, déjà, la ville recommençait à battre. On sortait exprès, pour ne pas céder.

Aller dîner, lever un verre, c’était une façon de dire : nous sommes encore là. Nous avions entre vingt et trente-cinq ans, parisiens et urbains. C’est notre génération qu’on a frappée, celle des bars, des salles, des stades, de la vie mêlée.

C’est notre ville qui a été meurtrie, capitale de la nuit et de la liberté. On voulait nous faire taire ; on a continué à parler, à rire, à danser. Nous n’avons pas cédé à la haine ni aux injonctions à la guerre. Nous avons choisi la fidélité à la vie.

Daech voulait éteindre la lumière. Il n’y est pas parvenu. Parce qu’ici, la fête n’est pas un luxe : c’est une manière de tenir ensemble. Ceux qui ont été touchés n’ont pas cherché la vengeance ; ils ont rouvert, réinstallé, rejoué. Ils ont opposé au vide la présence, au silence la musique, à la peur la foule.

J’ai toujours été persuadé qu’il fallait nommer l’ennemi sans trembler : les attentats ont été commis par une organisation djihadiste, l’État islamique. Mais il faut, dans le même mouvement, refuser les fausses fractures : le choc des civilisations n’est qu’une mise en scène.

L’obscurantisme a plusieurs visages : ceux des fanatiques, et ceux des autoritaires qui, chez nous, instrumentalisent la peur. Cette conscience, nous l’avons eue très tôt. Paris et sa jeunesse n’ont jamais cédé à la surenchère rétrograde. Nous n’avons jamais prêté l’oreille à celles et ceux qui promettent la sécurité et livrent la division, la haine, la surveillance.

Ils se nourrissent du même ressort : la peur du mélange, le désir d’ordre contre la vie. Notre génération et notre ville ont compris qu’on ne répond pas à la terreur par la terreur. Que la seule réponse durable, c’est la vie, le commun, la justice, la liberté. La sécurité ne se négocie pas contre la joie : elle naît d’elle, elle naît d’être ensemble.

Dix ans plus tard, je passe chaque jour devant le Bataclan. Je pense presque à chaque fois aux visages, aux bougies, aux fleurs qui débordaient des trottoirs. Je pense à ce retard qui m’a peut-être sauvé la vie.

Je me souviens de ce souffle têtu : celui d’une ville qui ne veut pas mourir. Fluctuat nec mergitur. Ce n’est pas un cri de guerre. C’est un serment calme. Les Parisiens ont été une digue, ils ont tenu la ville, et la ville les a tenus. Ainsi Paris a pu chavirer sans jamais se noyer, et nous non plus.


Image d’illustration : « Dozens of mourning people captured during civil service in remembrance of November 2015 Paris attacks victims. Western Europe, France, Paris, place de la République, November 15, 2015. », photographie par Mstyslav Chernov (CC BY-SA 4.0)

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