Le 10 septembre vu d’Italie : les « bloqueurs » et l’égalité


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Emiliano Brancaccio est professeur d’économie politique à l’Université de Naples Frédéric II. Ce texte, qui propose un regard italien sur le mouvement populaire né dans notre pays le 10 septembre, a initialement été publié dans le quotidien communiste italien Il Manifesto. Traduction en français par l’auteur.

" En raison d’une révolte sociale, le musée d’Orsay est fermé » et les touristes ne pourront pas admirer les œuvres de Courbet. Face à cette fermeture ironique, le grand peintre révolutionnaire aurait regardé avec sympathie le mouvement qui a paralysé Paris le 10 septembre au cri de « Bloquons tout "

Certains destructeurs sans discernement, certes. Mais surtout des jeunes, beaucoup de femmes, de nombreux immigrés et des drapeaux rouges à volonté. On dit que le mouvement est né des rangs de la droite souverainiste active sur les réseaux sociaux. Peut-être, mais hier, on n’en a pas vu grand-chose.

Les « bloqueurs », appelons-les ainsi, sont porteurs d’un langage subversif dans lequel le terme « nation », au sens républicain et très français, n’est certainement pas absent. Mais le mot-clé des insurgés en est un autre : « égalité ».

Bien scandé, brandi comme une arme dialectique, il s’oppose en premier lieu aux politiques de privilèges de Macron, que les post-fascistes siégeant à l’Assemblée nationale voudraient soutenir plus ouvertement qu’ils ne peuvent l’admettre aujourd’hui.

La protestation vise en premier lieu le programme antisocial que Macron tente d’imposer au pays. Plus de quarante milliards d’économies, à sélectionner de la manière habituelle : gel des retraites et des prestations sociales, arrêt des recrutements dans la fonction publique, démantèlement de la santé publique et, comme par hasard, suppression de la fête du 8 mai célébrant la victoire contre le nazisme et le fascisme.

Bardella et ses amis au Parlement auraient bien voulu mordre à l’hameçon. Mais pour l’instant, ils doivent jouer la vieille comédie de la droite d’opposition, sociale et révoltée. Nous savons de quel revirement ils seront capables s’ils arrivent au gouvernement. Giorgia Meloni nous l’enseigne.

La doctrine des sacrifices est justifiée de la manière habituelle : la dette publique est trop élevée et l’État français est le dernier grand dépensier d’Europe. Il faut assainir, nettoyer, re-discipliner l’appareil public inefficace. Avant d’être chassé, Bayrou, qui a démissionné, avait même ressuscité le vieux slogan thatchérien : il n’y a pas d’alternative.

Mais si l’on examine attentivement les données, la réalité est quelque peu différente. La France a une dette publique qui s’élève à environ 115% du PIB. Elle est plus élevée que celle de l’Allemagne et que la moyenne européenne. Mais elle est inférieure, par exemple, à celle de l’Italie, qui s’élève à 135%. Pourtant, la France est dans le collimateur, tandis que l’Italie l’est moins pour le moment. Pourquoi ?

La raison réside dans un fait qui n’a presque jamais fait la une des journaux, mais qui est désormais bien connu des économistes, des critiques et même du grand public. Le fait est que la fragilité financière d’un pays dépend moins de l’évolution de la dette publique que de l’évolution de la dette extérieure, tant publique que privée.

En d’autres termes, plus que le montant des financements que l’État demande aux particuliers, c’est surtout le montant des prêts que l’État et les particuliers demandent aux créanciers étrangers pour financer les importations de marchandises excédentaires par rapport aux exportations qui compte.

En somme, la fragilité financière n’est pas simplement un problème de dépenses publiques excessives. Il s’agit d’un problème plus vaste, celui d’un capitalisme national moins compétitif que ses concurrents.

De ce point de vue, la France est exposée à l’étranger pour plus de 20% de son PIB. L’Italie, en revanche, n’a plus ce problème. Non pas parce que nous avons résolu le problème de compétitivité de notre capitalisme, mais pour une raison fondamentalement opposée : pendant des années, nous avons mené une politique d’austérité telle que nos revenus ont chuté et que nos importations de marchandises ont également chuté, au point qu’aujourd’hui, le pays est un créancier net à l’étranger. Désindustrialisé, appauvri, mais précisément pour cette raison créancier.

D’une certaine manière, la France est aujourd’hui appelée à suivre la « doctrine italienne » qui était celle du gouvernement de Mario Monti. Si tel était le cas, cela marquerait le début de l’érosion définitive du dernier capitalisme concurrent de celui de l’Allemagne. Une germanisation complète de l’Europe au détriment, en premier lieu, des travailleuses et travailleurs français.

Le problème de ceux qui veulent vraiment répondre aux demandes des « bloqueurs » se situe ici. Avant qu’il ne soit réprimé, il faut transformer le vent de révolte qui souffle sur les places françaises en un projet général alternatif de politique économique. Une solution qui devienne une hypothèse alternative même pour l’Europe austère et belliciste d’aujourd’hui.

Les solutions techniques existent, à commencer par le blocage des dépenses militaires et des fuites de capitaux. Cela peut fonctionner, à une condition. Le centre de gravité autour duquel construire le nouveau doit être l’égalité, plutôt que la nation. C’est ainsi que l’on démasque les post-fascistes, c’est ainsi que l’on établit l’hégémonie. Les « bloqueurs » donnent la ligne.


Image d’illustration : Photographie du 18 septembre 2025 – Nos Révolutions

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